Largo Desolato (Damien Rupied)

dimanche 8 avril 2012
par  NLLG

Instant propice, 1855

Damien Rupied

Largo Desolato, 19/04/2006


Il est de retour ! Qui ça ? Mais Patrik Ourednik bien sûr. L’auteur du génial Europeana, une brève histoire du XXe siècle s’attaque dans son deuxième livre au XIXe et aux utopies libertaires qui y ont vu le jour. Sous le titre Instant propice, 1855, l’écrivain tchèque narre les aventures d’une colonie libertaire fondée par des anarchistes, communistes, égalitaristes et autres socialistes européens au Brésil au milieu du XIXe siècle. On y retrouve ce qui fait le style de l’auteur : un humour dévastateur et un style faussement naïf (on ne nait pas au pays du brave soldat Chvéïk pour rien).

Le récit se partage en trois parties. Dans la première, le narrateur, un anarchiste italien qui a participé à la colonie, raconte, des années après (en 1902), ce qu’on pourrait appeler l’aspect idéologique de l’histoire : ses motivations, celles de ses compagnons de colonie, ses observations sur l’échec de la colonie et sur le siècle des idéologies qui s’annonce alors. Dans un second temps, le récit se transforme en journal. La narrateur note fidèlement, jour après jour, le déroulement du voyage qui le conduit avec d’autres d’Europe au Brésil. Daté de janvier à avril 1855, ce carnet de bord dresse en quelques sortes la genèse de la colonie - et contient déjà en germe les sources du fiasco. On y parle beaucoup de nationalités (il y a des Italiens, des Français, des Allemands, des Slovaques, des Américains, des Autrichiens). Pour certains, la liberté passe par la nation (les Slovaques qui veulent briser le joug hongrois), pour d’autres au contraire la nation est un obstacle à l’affirmation de l’individu. On y débat également conception de la société idéale : anarchiste, communiste, égalitariste, libertaire ? Et quelle place pour les femmes ? pour les Noirs ? Tout cela donne lieu à des passages savoureux :

La plupart des Italiens sont des anarchistes, mais la plupart des Français sont des communistes et ils passent leur temps à convoquer des réunions. Ils se disputent entre eux plus que les Italiens, les Allemands ou les Autrichiens, mais quand une dispute éclate, cinq minutes après tout le monde s’embrasse et chante la Marseillaise. Nous autres, Italiens, ils nous regardent un peu de haut parce que chez nous, peu ont été en prison ou ont eu des démêlés avec la police (...) A ce qu’on dit, Gorand a déclaré que l’abolition du mariage et la propriété commune des femmes dans notre colonie ne sont pas là pour assouvir les instincts mais pour élever une nouvelle génération d’enfants qui combineront les qualités les plus marquantes de leurs géniteurs. Il paraît qu’Umberto lui a répondu que sa qualité la plus marquante est d’aimer les femmes et que c’est l’essentiel chez un homme, et sinon, à quoi bon établir des colonies. Gorand a dit que c’est un point de vue typiquement italien et anarchiste et Decio s’est mis de la partie et il a dit que l’anarchie n’est pas tout à fait ce que Gorand s’imagine et que le communisme cherche seulement à commander les gens tout le temps. Gorand a dit qu’il est communiste depuis huit ans et que ce n’est pas une espèce d’anarchiste qui va lui expliquer ce que communisme veut dire. Et il a dit que le communisme, c’est l’amour, mais pas comme l’entendent les Italiens et les anarchistes.

La troisième partie du récit propose comme quatre fins alternatives à l’aventure. Toutes datées du 15 octobre 1855, elles témoignent en fait de quatre dérives différentes du projet utopiste. La première est un retour à l’ordre ancien, capitaliste, où l’argent redevient une nécessité. Peu à peu, les membres de la colonie la quitte pour partir faire fortune dans différentes villes brésiliennes. La deuxième fin illustre une sorte de dérive totalitaire qui préfigure le socialisme réel du XXe siècle, avec un grand procès où un vol se transforme en crime contre la colonie, donc contre l’utopie, ce qui mérite la mort. La troisième fin se caractérise par une dérive intégriste où les femmes, bien loin d’être libérées (ce qui était un des principes fondateurs de la colonie) se retrouvent forcées de couper leurs cheveux et de porter des robes identiques. De plus, les copulations sont désormais planifiées (par les hommes, évidemment) pour éviter la décadence par la débauche sexuelle. La quatrième et dernière fin voit quant à elle le triomphe de l’alcool sur toutes les volontés de départ.

En à peine quelques pages – le livre n’en fait que 158 – Ourednik dresse un réquisitoire délicieusement mordant contre les utopies trop concrètes et en même temps un tendre hommage à la pensée libertaire, encore “pure” pourrait-on dire, du milieu du XIXe siècle, quand les idées de progrès, de liberté, d’égalité ou de fraternité (la colonie s’appelle Fraternitas) étaient encore des idées neuves, sources d’espoir et de promesses. Ourednik refuse en effet de choisir entre le point de vue du Tchèque ayant vécu sous le régime socialiste qu’il est et celui de l’Italien plein de bonne volonté anarchiste qu’est son narrateur. Et c’est sans doute là que réside finalement la supériorité du petit récit d’Ourednik sur les savants essais traitant du même sujet – dans ce balancement entre humour noir et tendresse nostalgique.