De l’utopie communautaire
Éric de Bellefroid
La Libre Belgique, le 09/06/2006
Patrik Ourednik nous emporte dans le rêve lointain d’un autre monde plus humain
La Pologne, disait Alfred Jarry, est le pays de nulle part. Mais d’où viendrait alors l’âme tchèque, entre la Russie et les pays slaves ? De cette Tchéquie, comme on dit aujourd’hui, qui marie si bien la grandeur et la tristesse. Les Tchèques ont ceci de singulier, en effet, qu’ils ont à la fois les yeux clairs et les paupières qui pleurent. Donnant, souvent, un regard bleu et mélancolique. Presque métallique.
Quelque part, mais de très loin si possible, viendrait s’installer Patrik Ourednik dans une cosmographie qui s’étendrait de Kafka à Kundera. Avec une écriture comme ça, pareille à nulle autre. Plus travaillée peut-être qu’il n’y paraît, mais toute simple en même temps, toute nature, dénuée de tous faux effets. Crue parfois même.
N’aurions-nous pas assez clamé qu’on avait découvert cet écrivain, inédit par sa façon, dans son « Europeana, une brève histoire du XXe siècle », Allia, 2004), merveilleux abrégé de la folie d’un siècle devenu à présent l’avant-dernier ? Le type même du livre qu’on lit avec perplexité pendant dix ou vingt pages pour finir par regretter qu’il s’achève dès la 150 éme ? Le film trop court, qu’on a regardé trop tard, et compris peut-être longtemps après. Si jamais.
D’une langue à l’autre
Or, des livres, il en a déjà fait ample livraison. On n’en fera pas le tour ici. Mais il peut être bon de savoir que l’auteur, né en 1957 d’origine franco-tchèque, quitta la Tchécoslovaquie pour la France en 1983. Ainsi se trouve-t-il pourtant que ce bilingue, qui traduit de nombreux auteurs francophones en tchèque (Rabelais, Jarry, Queneau, Beckett, Michaux, Vian, Simon, Butor) et inversement des écrivains tchèques en français, se fait lui-même traduire de sa langue natale par Marianne Canavaggio, qui paraît le lire, le deviner, le sentir avec une très fidèle assurance.
Le narrateur, autrement dit, qui nous raconte dans ce dernier « court-métrage » les aventures d’une société d’hommes et de femmes, anarchistes pour les uns (italiens pour la plupart), communistes pour les autres (français plutôt), ou égalitaristes par ailleurs. Tous, peu ou prou, amis de Babeuf ou de Blanqui. Mais revenus déjà, dès 1855, d’une certaine et lointaine Révolution française.
Colonie de fraternité
Ces gens-là ont donc parié sur la Société pour une vie nouvelle qui s’en irait aller ailleurs créer la colonie libre de Fraternitas. Il fut d’abord question de s’implanter aux Etats-Unis, mais ce pays déjà était partagé entre les bandits et les puritains (les uns et les autres chantant en choeur « In God we trust ! »). Serait-ce donc plutôt la Polynésie ? Les conditions eussent été trop difficiles, lors quoi l’on décida plutôt de s’établir au Brésil.
Mais à quel prix. Que de réunions, de conseils et d’assemblées. Que de votes et de motions. Pour savoir, notamment, si les nègres devaient rester esclaves, et si les femmes devaient, oui ou non, appartenir à tout le monde. Il fallut même débattre de la pédérastie, non certes en termes de moralité, mais bien parce qu’étant « contraire aux lois de la nature, elle ne devrait pas être tolérée dans une colonie anarchiste » qui ne se réclame précisément que de ces seules lois.
Au fil de ce vent qui nous mène au large, loin des inerties d’un trop vieux continent, on se laisse flotter sur les vagues d’une épopée aigre-douce et douce-amère au coeur des grandes utopies communautaires. Marqué par l’exportation du bolchevisme, Patrik Ourednik sait de quoi il nous parle. Mais, avec une noble retenue, s’abstient de tout commentaire. Il ne juge ni ne condamne ; nous laissant libres enfin d’apprécier en hommes mûrs que nous sommes devenus, sans nul doute permis.