La Quinzaine littéraire (Norbert Czarny)

Publié le dimanche  8 avril 2012


Instant propice, 1855

Norbert Czarny

La Quinzaine littéraire, 927, 2006


C’est à l’aune du réel que l’on s’amuse à lire ces quelque 150 pages dans lesquelles un narrateur s’adressant à une femme aimée, lui rapporte 1’expérience qui 1’a séparée d’elle, de l’Europe et de sa misère, et qui aurait dû le rapprocher du rêve d’une société parfaite. Lisant en 2006 ce petit livre, nous savons. Enfin presque, puisque l’utopie n’est jamais morte, que ce que certains ont tenté, d’autresle tentent à leur tour, ignorant ou sachant ce qu’il en est.

Les mêmes questions reviennent, celle du communisme, « qui place l’homme sous le joug de toutes ses interdictions », selon l’un des personnages, celle de l’anarchie – « pensée » ou « action », celle du féminisme, dont l’égalité est à la fois voulue et discutée, si elle vise à rendre la femme « aussi sanguinaire et méprisable que l’homme ». Mais l’auteur d’Europeana, son précédent roman, montre aussi l’Europe dans ses déchirements et contradictions. On avait savouré ce roman très dense, qui en cent cinquante pages ramassait l’histoite de ce continent, mêlant faits historiques et découvertes techniques, brassant les dates les statistiques en un tourbillon joyeux et grinçant.

Dans Instant propice, 1855, l’Europe se résume à quelques groupes utopistes,
d’Allemagne, d’Italie et de France qui ont du mal, dès le voyage en bateau, à se mettre d’accord sur le fonctionnement de la communauté à bâtir. Une simple expression comme « Se gratter le dos » rappelle ce que notre monde babélien subit. Il est difficile de se comprendre, de vivre ensemble et plus encore de rester ensemble. Une fois arrivés au Brésil les groupes se divisent et se dispersent. Et si l’union est difficile pour ces trois peuples, que dire lorsque les Slaves s’en mêlent ? Des passagers hongrois ne parviennent pas à s’entendre avec des Slovaques, et ils voient dans le mot Slave une étymologie renvoyant à esclave. Du XIXe siècle à nos jours, du Brésil à la « Yougoslavie », on ne se sent pas dépaysé.

Pas davantage dépaysé par les interminables réunions auxqulles il vaut mieux participer pour prendre ou garder le pouvoir : on sait ce qu’ il en a été par là suite, de ces parlottes incessantes lors desquelles on se dispute pour des détails, pendant lesquelles on se perd en arguties. L’absentéisme devient la règle, tout pouvoir se dissout dans le verbiage de quelques-uns. Certains courants politiques souvent moqués. pour cette propension à la réunion et aux discussions sans fin, paient le prix fort qu’évoque le.narrateur dans le roman.

Ourednik, par l’intermédiaire de son narrateur, un lettré à la plume alerte, rend bien ce délire en paroles qui accompagne la confusion des gestes (notamment pour ce qui tient aux rélations avec les femmes, selon le modèle fourieriste des phalanstères qu’on aimerait bien, comme homme, appliquer). Les passages au style indirect rendent compte de cette rumeur qui enfle, propositions des uns, contestations des autres et Ourednik sait aussi jouer des différents points de vue, notamment à la fin du roman, pour montrer comme chacun perçoit et raconte la fm de la communauté dans la chaleur tropicale de ce coin de Brésil.

De quoi meurt un rêve ? Entre autres de 1’absence de décisions. Qu’elle vienne d’un homme (ou d’une femme) ou d’un groupe, l’utopie a besoin de suivre une direction. La négligence précède l’indifférence, ensuite écrit le narrateur, « des maladies bien connues s’abattirent comme la peste sur la colonie : restriction dès libertés, espionnage, envie et jalousie, irrespect envers les femmes, vols et finalement meurtre ». « Fraternitas » s’étiole, quittée par ses membres qui lui préfèrent d’autres communautés, plus marquéespar la religion ou le goût du profit.

L’Histoire n’est pas bonne fille. Nous l’avons appris ces derniers siècles (et celui-ci) et de quelle façon, « fourgons sur chemins boueux » écrit le narrateur. Le sourire se fige. Et si au fond cet « instant propice » ne se limitait pas à l’année 1855 ?