Instant propice, 1855
Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio
Éditions Allia, Paris, 2006
Droits numéro un, numéro deux, numéro trois. Des droits ! De quel droit veut-on m’attribuer des droits ?
L’homme naît libre, et partout il est dans les fers, dit Rousseau. Certes. Et puis ? Instauration d’un ordre nouveau, tyrannie de la populace. Crétins assoiffés de sang qui s’emparent de chaque prétexte faute de raison, coupeurs de gorges prétendant éliminer les ennemis du peuple quand ils massacrent les meilleurs d’entre eux, pilleurs du bien public au nom des biens nationaux, incendiaires qui parlent de patriotisme et dévastent le pays. Seuls furent sincères les ivrognes ; ils déclarèrent avoir soif et mirent en perce tous les tonneaux qu’ils rencontrèrent. Estimons les ivrognes pour leur franchise et gardons-nous des assassins qui ont la révolution pour mot d’ordre. Estimons les ivrognes pour leur pas mal assuré ; qui titube ne tue pas.
Le monde est pure folie. L’homme naît dans les fers. Dans un monde de haine et de désolation. Cherchant dans le froid l’entrée de son pourrissoir. Peu souhaitent être des meurtriers, peu refusent de tuer. Sans fin le mal hante l’Histoire. Fourgons sur chemins boueux.
19 mars
Il y a eu moins de monde que d’habitude à la réunion. Zeffirino et Gorand ne sont pas venus. Il manquait quinze ou vingt Français et encore plus d’Allemands. Les Italiens étaient les plus nombreux. Les Slaves, qui se sont mis d’un coup à parler allemand pendant qu’on remplissait les tonneaux, sont venus pour la première fois. Les égalitaristes élus s’appellent Allegret Jean et Allegret Roland, Penot, Roche et Dumas. Ils sont tous jeunes, portent les cheveux longs, un peu comme les aristocrates et certains anarchistes. Jean et Roland sont jumeaux.
Dumas a pris la parole et a déclaré que si lui et ses amis ont présenté leur candidature au conseil, c’est pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être. Il a dit que la traversée touche à sa fin et qu’il serait bon d’éclaircir certaines questions avant d’entreprendre la deuxième partie du voyage. Que, comme les derniers jours l’ont montré, certains colons ne souhaitent plus poursuivre le voyage vers Fraternitas et comptent s’installer à Rio de Janeiro ou partir en Argentine ou aux Etats-Unis. Et qu’il serait bon de consulter les colons un par un pour savoir à quoi s’en tenir. Dès que nous saurons qui renonce à poursuivre la route, nous retrancherons les vivres des réserves et la somme à laquelle chacun a droit sur la caisse commune. Les autres, au contraire, remettront leur pécule et leurs effets personnels à l’administration commune avant l’accostage de façon qu’on sache clairement sur qui on peut compter. Il a dit que lui et ses amis ont rédigé une déclaration sur l’honneur que chacun devra signer avant d’entamer le voyage sur la terre ferme. Ceux qui ne savent pas écrire désigneront un fondé de pouvoir. Et chaque question sera réglée par un vote, qu’elle figure ou non à l’ordre du jour. En cas d’égalité des voix, on tirera au sort. Tous les colons de plus de 13 ans auront le droit de vote, les voix des plus jeunes seront créditées à leurs parents ou à toute autre personne de leur choix pour autant que les jeunes colons sachent parler. Ensuite ils proposaient que les réunions deviennent vraiment obligatoires de façon que personne ne puisse dire qu’il n’était pas au courant. Si quelqu’un est absent à une réunion sans motif sérieux (maladie), il sera privé de nourriture le lendemain. En cas de récidive, il sera isolé vingt-quatre heures de la collectivité, en cas de deuxième récidive, exclu de la colonie.
Il a dit que si nous sommes d’accord avec ces propositions, lui et ses amis établiront demain une nouvelle liste de colons et qu’ensuite le soir ils liront la déclaration sur l’honneur. Ceux qui seront absents ou refuseront de la signer seront biffés de la liste. Puis nous effectuerons le partage des biens communs. Le jour suivant, c’est-à-dire après-demain, nous serons entre nous et nous pourrons alors procéder au règlement de toutes les affaires importantes.
Il a dit que si ces propositions n’emportent pas l’adhésion des présents, il remettra ce soir même sa démission en son nom propre et celui de ses camarades parce qu’il ne voit pas ce qu’il pourrait proposer d’autre à notre collectivité. Et il a dit Vive notre colonie libre, vive la fraternité entre les peuples, merci.
Son intervention a duré longtemps parce que j’ai dû traduire en italien et ensuite Agottani en allemand. A la fin il y a eu un moment de silence sans que personne parle. Finalement Desmarie a demandé la parole et il a dit que personnellement les motions des égalitaristes lui semblent appropriées, mais avec cette restriction qu’elles ne vaudront que jusqu’à l’arrivée à la colonie, après quoi les Statuts du Frère aîné entreront pleinement en vigueur et tous les amendements ou modifications devront être traités avec lui. Alors Decio a dit que sans vouloir aller plus vite que la musique, il n’est pas réaliste de penser faire appel au Frère aîné vu que jusqu’à présent il n’a visité la colonie qu’une seule fois et que lui écrire en Europe à chaque fois qu’un problème surgit et attendre sa réponse paraît difficile. Et qu’en définitive c’est quand même nous qui vivrons dans la colonie et que ce sera à nous de nous entendre. Alors Dumas a dit que c’était vraiment prématuré de vouloir régler ces choses-là et qu’il importe surtout d’imposer un ordre à la collectivité, maintenant et pas dans un mois. Decio a déclaré qu’il est contre cette idée de nourriture, que refuser de la nourriture à quelqu’un est indigne. Dumas a dit qu’on peut naturellement en discuter, mais pas trop longtemps, sinon encore une fois on n’arrivera à rien. Domenico a proposé que dans ce cas, ils soient exclus directement, mais qu’on leur donne à manger. Argia a demandé si les lunes seront considérées comme une maladie. Dumas a dit qu’ils n’avaient pas envisagé ce genre de détails, mais qu’on peut les traiter au cas par cas. Un Allemand a pris la parole pour dire qu’à la pleine lune sa femme devient somnambule. Dumas a dit qu’il ne voyait pas le rapport. L’Allemand a dit qu’il croyait que c’était ce dont parlait la dame italienne. Argia a dit qu’elle n’était pas une dame. Agottani a dit que l’Allemand n’avait pas dit dame, mais frau, et que ça voulait dire une femme quelconque, et que c’était lui qui l’avait traduit par signora. Argia a dit que le fait qu’elle n’était pas une dame ne signifiait pas non plus qu’elle était une femme quelconque. Et qu’elle avait posé la question pour toutes les femmes, même allemandes. Dumas a dit qu’il avait déjà répondu à la question, et Umberto a déclaré que quand les femmes ont leurs lunes, il vaut mieux pour tout le monde qu’elles restent chez elles. L’Allemand a dit qu’il n’avait nullement voulu froisser la frau italienne et Cattina a dit que c’était une remarque typiquement masculine. L’Allemand a dit qu’il ne voyait pas ce que ça avait de typiquement masculin et Umberto lui a dit de ne pas s’en faire pour si peu. Cattina a dit qu’elle ne le disait pas pour lui, mais pour Umberto et Umberto a dit Qu’est-ce que je vous disais ? et il a ri. Comme je ne traduisais plus, Dumas m’a demandé de quoi on parlait avec l’Allemand et ce que sa réponse avait de drôle, qu’il aimerait bien rire lui aussi. J’ai dit qu’il y avait eu un malentendu qui avait donné un effet comique. Dumas a dit, Ah bon, mais il avait l’air contrarié et Roland Allegret a dit que maintenant que nous avons bien ri, on pouvait revenir aux choses sérieuses.
© Patrik Ourednik