Patrik Ourednik : Europeana
Václav Richter sur Radio Prague International
Le 3 juin 2020
Paru en 2001, le livre Europeana. Une brève histoire du XXe siècle de Patrik Ourednik ne cesse d’alimenter la polémique, de faire rire et de donner le frisson. On cherche à l’expliquer, à définir son genre, à dévoiler les intentions secrètes de l’auteur sans jamais saisir vraiment l’ampleur des significations de cet ouvrage qui échappe à toute classification. Quoi qu’il en soit, ce bizarre abrégé d’histoire du siècle dernier qu’on qualifie parfois de destruction de la mémoire historique, s’est déjà imposé avec force parmi les livres tchèques incontournables.
Le regard d’un pessimiste
Patrik Ourednik est un écrivain qui désire avant tout poser des questions et c’est au lecteur qu’il laisse la tâche de chercher les réponses. Il approuve la théorie selon laquelle les écrivains écrivent les livres qu’ils aimeraient lire eux-mêmes et ses textes sont donc comme des miroirs de son esprit ironique, perspicace et désabusé. C’est aussi sans doute le cas d’Europeana, un livre qui peut être interprété entre autres comme un regard jeté sur le monde par un pessimiste :
« Il me semble que je suis pessimiste depuis ma naissance. Quelqu’un a dit que le pessimiste est un homme qui n’aime pas ce qui se passe et qui imagine comment les choses devraient se passer. Et à l’inverse, l’optimiste est un homme qui se résigne à tout puisque Dieu lui a fait le don d’être toujours content. On peut en déduire que les pessimistes peuvent éventuellement intervenir davantage et plus efficacement dans la vie de la société que les optimistes. »
L’itinéraire d’un homme qui ne se laisse pas manipuler
Si Patrik Ourednik est donc un pessimiste, il n’est pas un indifférent et il le prouve par son œuvre et sa vie. Né à Prague en 1957 dans la famille d’un médecin et d’une professeure de français, il n’arrive pas à se faire à l’attitude passive et résignée des Tchèques face à l’occupant soviétique. Dès les années 1970, il réagit par des activités subversives en collaborant avec les milieux dissidents et en 1979, il va jusqu’à signer une pétition pour la libération de prisonniers politiques. Les études universitaires lui étant désormais interdites, il devient successivement commis de librairie, archiviste, magasinier, infirmier et facteur. En 1984, il décide de mettre fin à cette vie sans avenir et il émigre en France où il poursuit ses études et se lance bientôt dans le journalisme, la traduction, la lexicographie, l’édition et finalement la création littéraire. Son livre Europeana paru en 2001 fait sensation et est traduit dans 36 langues ce qui en fait l’ouvrage tchèque contemporain le plus traduit.
Les stéréotypes comme personnages de roman
Difficile de décrire ce livre insolite qui nous raconte le XXe siècle sans aucun ordre chronologique et compose devant le lecteur une mosaïque aussi bigarrée que bizarre. Patrik Ourednik ne cache pourtant pas les intentions qui l’ont amené à écrire cet ouvrage :
« Le livre puise surtout sa matière dans les stéréotypes que vous trouvez partout, dans les journaux, les manuels d’histoire, les romans de gare, etc. Ces stéréotypes donnent au livre sa dynamique, telle était du moins mon intention. Les stéréotypes se mettent à se comporter comme des personnages du roman traditionnel, ils entrent en conflit, ils sont confrontés à d’autres stéréotypes, ils doivent se faire face. C’est cela, je pense, qui fait la dynamique de ce texte. Quant aux éléments de la trame, ces micro-récits proviennent aussi bien de ma mémoire que de mon imagination. Une des intentions de ce livre était d’effacer la limite entre la non-fiction et la fiction, entre ce qui s’est passé et ce qui aurait pu se passer dans un contexte donné. »
L’absurdité de nos comportements
L’auteur saute avec une légèreté effarante d’un thème à l’autre en confrontant des événements, des mouvements, des épisodes souvent hétéroclites et en créant des contextes inattendus. Avec une ingénuité factice, il nous raconte des histoires parfois drôles, parfois atroces, il évoque des idées et des mouvements idéologiques qui ont marqué le siècle. Il nous amuse, il nous choque et nous pose énormément de questions sans jamais les formuler. Il ne porte jamais de jugements sur les événements, les idées et les idéologies dont il parle. Il se limite à les confronter et cela donne à son texte un effet comique souvent irrésistible et jette une lumière crue sur l’absurdité de nos comportements.
Le lecteur ne sait pas si tout ce qu’il lit est la vérité, si l’auteur se base sur de véritables documents historiques, s’il n’invente pas une partie de ses histoires à la manière des palabreurs, ces héros des romans de Bohumil Hrabal qui utilisent la réalité pour la déformer, la transfigurer et pour en nourrir leur fantaisie.
Des éclairages surprenants
Ce récit sur l’histoire du XXe siècle ne peut éviter les deux guerres mondiales et la barbarie de l’Holocauste qui ont marqué cette époque historique. Ces thèmes reviennent dans divers contextes et sous des éclairages surprenants :
« La Première Guerre Mondiale fut nationale et patriotique et les gens croyaient au patriotisme et à l’âme de la nation et aux monuments aux morts et longtemps encore après la Deuxième Guerre Mondiale dont on avait dit que c’était une guerre de civilisation les gens ont continué à penser en termes de nation plutôt que de civilisation et chaque peuple avait ses traits spécifiques. Et les Anglais étaient pragmatiques et les Anglaises avaient de grands pieds et les Italiennes de gros seins et les Italiens étaient insouciants et les Allemands étaient attentifs à l’hygiène et n’avaient aucun de sens de l’humour. Et les Irlandais buvaient beaucoup trop et les Écossais étaient de grands randonneurs et les Français étaient arrogants et les Grecs complexés et les Tchèques lâches et les Polonais buvaient beaucoup trop et les Italiens étaient bruyants et les Bulgares attardés et les Espagnols ténébreux et les Hongrois prétentieux. »
Ainsi Patrik Ourednik réussit en quelques phrases à résumer les réputations de divers peuples et aussi les préjugés sur leurs caractères nationaux.
La destruction de la mémoire historique
Exploitant à fond cette méthode de confrontation, il met dans le même sac deux guerres mondiales, la société de consommation, la révolution bolchévique et la révolution sexuelle, les camps de concentration, la guerre froide, le premier pas de l’homme sur la Lune, l’antisémitisme, le rideau de fer, les bébés éprouvettes, la chute du mur de Berlin, la théorie de la relativité, l’émancipation des femmes, la dictature du prolétariat, les sectes, la psychanalyse, l’intégration européenne, les Juifs en Palestine, la sexualité infantile, l’universalisme, les théories de la fin du monde, et aussi de nouveau phénomènes sociaux qui caractérisent l’évolution de la pensée au XXe siècle :
« Mais peu à peu de nouveaux interdits sociaux en provenance des États-Unis ont commencé à faire surface et il ne fallait plus fumer ni abuser du sel ni raconter des blagues sur les homosexuels ni vivre oisivement etc. et à l’inverse on avait le droit de faire beaucoup de choses autrefois interdites si bien que les uns étaient névrosés et les autres dépressifs et d’autres encore névrosés et dépressifs à la fois et ils faisaient usage de psychotropes et les psychanalystes disaient que les gens abusaient des psychotropes et négligeaient les séances de psychanalyse et que les médicaments ne faisaient qu’enfouir encore plus loin les traumatismes dans l’inconscient alors que seule la verbalisation des angoisses et la redécouverte de la conscience de soi pouvaient guérir l’homme. »
Europeana pour le XXIe siècle
Sournoisement et avec une fausse naïveté l’auteur relativise et détruit l’image du monde. Les acquis de la civilisation, les théories sociales, les idéologies, les progrès techniques, les succès scientifiques sont remis en cause et le lecteur a soudain l’impression de se trouver dans le vide. Face à cet effondrement des valeurs et des idées reçues, il sombre dans l’incertitude et vacille en cherchant un point d’appui. Le livre le pousse à repenser le XXe siècle, à repenser le monde. Et c’est sans doute un des aspects majeurs de la force de cet ouvrage subversif.
A la fin de la deuxième décennie du XXIe siècle Patrik Ourednik voit se dessiner d’autres thèmes, d’autres traits caractéristiques qui joueront un rôle important dans l’évolution de notre civilisation. Il en vient à une conclusion qui pourrait avoir des conséquences pour sa prochaine création littéraire :
« Europeana a été créé sur la base de trois mots que j’ai choisis dans la phase préparatoire comme caractéristiques pour le XXe siècle, à savoir la précipitation – le XXe siècle a été plus précipité, plus pressé que les époques précédentes ; l’infantilisme – le XXe siècle a été sans doute plus infantile que les époques précédentes ; et le scientisme, phénomène plus ancien mais qui s’est développé au XXe siècle. /.../ Si je devais écrire Europeana aujourd’hui, je conserverais l’infantilisme – de plus en plus présent – et j’y ajouterais le politiquement correct. /.../ Mais au moment où le politiquement correct devient doctrine sociale et base législative, cela ne peut aboutir qu’à de l’autocensure. Si je voulais écrire Europeana dans les premières décennies du XXIe siècle et réutiliser cette stratégie, je serais donc amené à écrire un roman autocensuré. »