Le silence aussi
Traduit du tchèque par Benoit Meunier et Patrik Ourednik
Éditions Allia, Paris, 2012
lecteur, prends garde !
(journal d’un médecin)
Lecteur, prends garde ! Ne mange pas ce livre ! Quiconque mangera ce livre verra son visage enfler et son corps se boursoufler, la cornée de l’oeil virera au pourpre et la pupille se dilatera et l’oeil sera écarquillé. Quiconque mangera ce livre verra tout en noir et en double, sa vision sera folle et il verra sautiller devant lui de sauvages bonshommes. Ne mange pas ce livre ! Un jour, Martin H., âgé de sept ans, se faufila de bon matin dans la remise, il souleva couvercle sur couvercle, jusqu’à trouver ce livre – et le voilà qui se sert à pleine main, pensant se régaler ! Mais qu’est-ce donc ? Il est pris d’une brusque pâleur, pose la tête sur l’étagère, ouvre de grands yeux et les roule de tous côtés, commence à délirer. Et c’en est fait de lui ! Et encore : un médecin fut appelé au domicile des époux K. Quel ne fut pas son effroi de constater que l’homme était déjà mort ; sa femme glapissait et proférait des mots sans suite. Lors d’une fouille minutieuse de la chambre à coucher, on trouva sous le matelas un sac contenant ce livre ; l’homme avait été pris d’envie de grignoter nuitamment, et l’avait entamé ! Et encore : pour sa fête, Mme D. invita ses deux sœurs et d’autres parents à déjeuner. Bientôt les hôtes se plaignirent d’une sorte de malaise, de vertiges, de dégoût, de tintements d’oreille, de frissons dans les extrémités ; à quoi vint s’ajouter une sueur froide, leur mémoire et leur vue se troublent, ils défaillent. Le docteur appelé en toute hâte prescrivit un chatouillis de gorge et une friction au vinaigre fort, mais il était trop tard ! Mme D. avait par inadvertance mis ce livre dans sa soupe ! Et encore : P. B., âgé de quarante-quatre ans, et sa femme, trente-neuf ans, absorbèrent les racines bouillies de ce livre pour leur dîner : ils étaient d’opinion qu’ainsi accommodé, le livre était comestible. Tous deux se réveillèrent vers minuit, se mirent à courir tels des possédés à travers tout l’appartement, et ce faisant, se couvrirent le visage d’ecchymoses. Les racines, ayant été portées à ébullition intense, avaient fort heureusement beaucoup perdu de leur toxicité, et le médecin parvint à sauver les deux malheureux ; mais ils ne furent plus jamais les mêmes. Lecteur, prend garde ! Ne mange pas ce livre, même bouilli !
questions
oui cet été à midi
la sécheresse fut grande
de dépit un hanneton péta
on lui coupa la glande
à qui ? au hanneton ? au pet ? qui ? pourquoi ?
au mot près
demi-aube
sirotant graillonnant essuyant
de la manche ses lèvres grisâtres
regards
en coin silence
de biais
et voici que s’ouvre une bouche
différemment, nouvellement
et voici
qu’un mot se lance à travers le larynx
escalade la pomme d’Adam
traverse la cavité
glisse sur la langue
se faufile entre les dents
dégouline de la lèvre
coule le long du menton
tombe dans le bouillon
et
au dernier moment
à un doigt de devenir un œil de graisse
se retourne et lâche :
oui
c’est plus ou moins
ce que je voulais dire
réponse
Ce hanneton-là mène une vie licencieuse et impure, et il n’y en a pas de pire ni de plus sale que lui ; il fréquente les lieux où fleurit son espoir de rapines et de charognes, de préférence celles de hannetons, mais d’autres animaux tout aussi bien, qu’ils soient terrestres ou marins. Ce hanneton-là a un bec peu exigeant et a peur de l’eau, car il ne sait pas nager ; mais cela ne l’inquiète pas, car il est paresseux et poltron par nature, et il n’entre jamais dans l’eau de peur de se noyer ou d’avoir les pattes transies ; et il est semblable au pécheur qui persiste dans son péché ; et plus il pue et plus il empeste, mieux c’est. Il adore se vautrer dans la boue, et il est lâche et rusé ; et il marche à reculons par crainte de tomber dans les rets de ses ennemis ; et il a les plumes agglutinées et pleines de crasse ; et une voix odieuse ; et un bec sale ; et un jabot en pis de vache ; et des cornes rabougries ; et le sabot sombre ; et un col sale. Ce hanneton ne chante pas, mais il hennit comme une jument ; il ne vole pas, mais se vautre dans la boue ; il ne déploie pas ses ailes, mais ment.
au café
Ce café est infect, dis-je. Il n’a pas le goût de café, même pas le goût de thé, et il est tout bleu. Vous savez bien, la guerre, dit le serveur. Vous, vous ne pouvez pas vous en souvenir, mais croyez-moi, c’était une sale période, et le café était tout bleu.
quand même, allez, c’était la belle vie
que les uns se mordent et s’arrachent la gorge
que jouissent les autres jusqu’à ce que mort s’ensuive
et que naissent de leurs vents des charognes bandantes...
© Patrik Ourednik