La fin du monde n’aurait pas eu lieu

mercredi 6 janvier 2016
par  NLLG

La fin du monde n’aurait pas eu lieu

Éditions Allia, Paris, 2017


 L’avenir du monde

L’avenir n’est plus ce qu’il était. Vous avez dû vous en apercevoir : l’avenir n’est plus ce qu’il était.

Dans le passé, l’avenir se déroulait principalement selon trois modes d’action.

[1] Le monde se terminait et tout recommençait à zéro pour un monde identique, version pessimiste de la plupart des croyances.

[2] Le monde se terminait dans un bain de sang effroyable et ultime et survenait alors un monde de félicité, version optimiste de certaines religions.

[3] Le monde ne se terminait jamais et la félicité, qui en était le ferment, allait grandissant jusqu’à la fin des temps, eux-mêmes renouvelables indéfiniment, version téméraire des fins de l’Histoire.

Mais au début du vingt-et-unième siècle, ces théories avaient vécu. Les prévisions avaient évolué. Tous les gens dotés d’un certain sens des réalités s’accordaient sur un point : quelle que soit la procédure envisagée, ça finira mal. Soit par un effroyable bain de sang suivi de rien du tout, hypothèse optimiste. Soit par des bains de sang un peu partout suivis par d’autres bains de sang un peu partout, indéfiniment, jusqu’à ce que l’univers se dilate suffisamment pour que sa densité atteigne une valeur infinie provoquant ainsi la destruction des galaxies et des pauvres hères qui les habitent. Certains observateurs y ajoutaient un élément complémentaire : l’abrutissement parallèle et jusqu’ici inconcevable de l’humanité.

 Gaspard et les bombardements

Gaspard était né le 13 février 1955, le jour du dixième anniversaire des bombardements de Dresde, une ville allemande, par les forces aériennes alliées. Les Allemands et les Alliés étaient alors en guerre ; plus tard, lorsque Gaspard naquit, les Alliés et la plupart des Allemands étaient devenus eux aussi alliés. Il était né dans un petit village dans le paysage plat et morne du nord de la France ; je n’ai pas retenu son nom. Sa sœur aînée était morte accidentellement à l’âge de cinq ans, alors que lui en avait trois ; devenu enfant unique dans une famille raisonnablement aisée, il avait le désir confus de satisfaire au mieux l’attente de ses parents, traumatisés par ce que les voisins appelaient leur drame familial. Jusqu’à l’âge de quatorze ou quinze ans, il parlait à sa sœur morte et lui demandait conseil ; puis il avait cessé de s’adresser à elle. Lycée à Lille, études universitaires à Paris-Sorbonne, lettres et civilisation anglo-américaines. Sa thèse, jamais achevée, portait sur trois des quatre romans de l’écrivain américain des années 1930 Nathanael West, Miss Lonelyhearts, A Cool Million et The Day of the Locust. Il s’agissait de démontrer l’évolution de l’écrivain : dans le premier roman l’Amérique marche à grands pas à sa perte ; dans le second elle bascule dans le cauchemar ; le troisième aboutit à l’Apocalypse. La fin du monde, déjà. Après avoir quitté l’Université, il avait passé près de trois ans aux États-Unis où il s’était mêlé à l’underground : c’était dans l’air du temps. C’est à cette époque qu’il avait connu la nièce du futur président des États-Unis, ce qui, plus tard, devait pour quelques mois changer sa vie. Ils s’étaient rencontrés à un concert de rock, comme tout le monde.

Dans ces temps aimables, l’Amérique combattait le communisme et l’impérialisme soviétique au nom de la démocratie et de l’ordre marchand, et le communisme combattait l’impérialisme américain et le capitalisme au nom du prolétariat et de la fin de l’Histoire. Le reste du monde n’avait qu’une importance relative.

De retour en France, Gaspard s’établit à Paris comme traducteur : en dehors d’innombrables crétineries que lui faisaient traduire ses éditeurs, il avait pu imposer quelques auteurs qui lui tenaient à cœur : Donald Barthelme, Joan Didion, Richard Brautigan, Kurt Vonnegut. Vonnegut était l’auteur d’un livre sur les bombardements de Dresde, Slaughterhouse-Five. Les bombardements de Dresde avaient fait plus de morts que la bombe atomique lâchée six mois plus tard sur Hiroshima, une ville japonaise, mais il était moins célèbre. C’était un fait d’arme banal. La bombe atomique était par contre divinement spectaculaire et il est dans la nature du spectacle d’être plus captivant que le simple décompte de morts. Pour chaque mort il y a eu au vingtième siècle en moyenne 2,55 vies humaines qui apparaissaient sur Terre, alors que les spectacles qui avaient marqué l’imagination durant cette même période étaient en définitive peu nombreux.

Les bombardements de Dresde avaient fait cette nuit-là quelque 100 000 morts.

255 000 nouveau-nés poussèrent leur premier cri d’effroi.

Mais Gaspard n’était pas encore né.

 La Dicke Bertha et moi

Quant à moi, je suis né un 12 août, le jour du quarante-cinquième anniversaire de la mise en service de la Dicke Bertha, un canon à portée de douze kilomètres et demi ; ça se passait en 1914 ; les Allemands et les Alliés étaient alors en guerre. Une guerre éminemment moderne : on s’était aperçu que plus on avait de canons, moins il y avait de pertes humaines. Au fil des mois le nombre de canons augmentait alors que les pertes diminuaient : cela chagrinait quelques généraux conservateurs mais plaisait aux troupes. Seulement, les engins qui permettent d’économiser les pertes contribuent, par essence, à prolonger la guerre et donc à augmenter les pertes. Tout compte fait, une bonne bagarre à coups de sabre ou de machette est bien plus charitable.

Je naquis à Prague, ville chère à ceux dont l’âme, pour s’épanouir, revendique la décadence. C’était la capitale d’un pays au nom impossible à retenir, la Tchécoslovaquie. Trop long : au-delà de trois syllabes, à moins d’avoir gagné ou perdu une guerre importante, un pays n’existe pas.

 Pernod-Ricard

Revenons à Gaspard. Nous nous sommes rencontrés aux Assises de la traduction en Arles, une ville en France, pays où nous habitions à l’époque. Nous étions, l’un et l’autre, de remarquables traducteurs. L’excellence existe, même si elle ne peut être reconnue que par les pairs en excellence : les médiocres trouveront toujours à redire, par frustration quand leur médiocrité est incomplète, par ineptie lorsqu’elle est entière.

L’ennui, c’est que l’excellence dans ce métier aboutit invariablement à ce que l’on pourrait appeler des fins de mois difficiles s’il ne s’agissait pas d’une profession dite indépendante : les fins de mois y interviennent à l’improviste. Des à-côtés s’avèrent nécessaires. Gaspard complétait ses honoraires en fournissant des slogans publicitaires à un fabricant de spiritueux, le Pernod-Ricard, marques Pernod, Ricard, Pastis 51, Suze, Soho, etc. Il était l’auteur de plusieurs slogans qui avaient rencontré un certain écho auprès de la population.

BUVEZ AVEC MODÉRATION MAIS BUVEZ FERME !
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

RICARD, L’AMI TANT SPIRITUEUX QUE SPIRITUEL
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

SUZE, LA VRAIE SUZERAINE DES APÉRITIFS
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

LE PASTIS, LE PLUS FRENCH DES ESPRITS ARDENTS
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

UN RICARD SANS RICANER !
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

PASTIS OU PASTAGA, INUTILE DE CHOISIR
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

D’autres de ses propositions avaient été refusées par la direction du marketing.

UN VERRE, ÇA VA, DEUX VERRES, ÇA VA MIEUX
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

SUZE-MOI !
L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé.

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé était une inscription imposée par la loi sur tout support publicitaire. À défaut d’une nouvelle guerre sur le territoire européen, il fallait trouver de quoi occuper la population, et rien n’occupe mieux la population que de se savoir en danger.

Plus tard, Gaspard était devenu, par accident et pour huit mois seulement, conseiller du président américain le plus bête de l’histoire du pays ; il s’était installé aux États-Unis. Puis il était revenu en France avec de quoi voir venir un bon bout de temps. Ça s’était passé au tout début du dernier siècle de l’ère chrétienne.

Quant à moi, je suis devenu plus banalement écrivain. Ma principale occupation consistait dès lors à organiser ce que l’on appelait des ateliers d’écriture où je faisais croire à des gens désireux d’acquérir le statut de créateur qu’il était à leur portée.

 Des Français

Pendant un certain temps, les Français avaient considéré qu’au regard des autres nations, ils étaient les plus intelligents. Ils avaient tort, mais à moitié seulement : ils étaient les moins bêtes. Car pour pouvoir considérer le QI des nations, la jauge à adopter n’est pas celle de la raison mais bien celle de la bêtise. Être le pays le plus intelligent du monde n’exclut aucunement la stupidité.

Plus tard, ils avaient changé d’avis et se trouvaient dorénavant moins intelligents que d’autres. Ils avaient tort, mais à moitié seulement : ils étaient devenus tout aussi bêtes.

Le cheminement vers une bêtise moindre s’était autrefois effectué par le biais de la culture. La culture était un ensemble de connaissances qui permettait de développer le sens critique. À l’époque, cela semblait important.

En France, elle servait de monnaie symbolique dans les relations sociales : la valeur de l’interlocuteur était jugée selon ses capacités à simuler l’être culturel. Il fut un temps où cela était partagé, plus ou moins, par le reste du monde occidental, voire au-delà ; mais peu à peu, la France s’était retrouvée seule, dernière vanité d’un monde disparu, dernière gloire des fantasmes des anciens, ultime lambeau d’une illusion embourbée dans l’inculture épaisse et assouvie du reste du monde.

C’est alors que les Français, constatant leur isolement, s’étaient mis à contrefaire les autres, avec autant de bêtise, quoique, dans l’immédiat, sans l’efficacité recherchée : il faut compter une à deux générations pour que l’imbécillité s’installe définitivement. Mais aussitôt, un nouvel apprentissage avait vu le jour, qui consistait à enseigner aux gens ambitieux à s’exprimer comme des crétins afin de devenir populaires et indispensables. Divers ministres de l’éducation nationale avaient élaboré des réformes de l’enseignement ; l’un d’entre eux les avait résumées en une formule devenue célèbre pour sa franchise : “Transmettre la culture à nos enfants équivaut à les rendre inaptes à la vie sociale.”

 Gaspard uraniste

L’animosité des conseillers autochtones avait eu raison de la carrière de Gaspard à peine huit mois après son entrée en fonction. Dès les premières semaines, ils l’avaient accusé de ne pas jouer le jeu. Jouer le jeu était une expression courante à cette époque, infantilisante dans la mesure où elle répétait le même mot en le plaçant dans deux catégories différentes. À la forme négative, elle désignait un homme tout aussi négatif, qui ne participait pas aux rituels établis, jamais obligatoires, mais prouvant la loyauté du quidam à un corps constitué, à un réseau d’amitiés franches. Le défaut d’allégeance au réseau d’amitiés franches constituait, symboliquement parlant, le crime suprême.

Ça n’avait pas pris : Boîte d’allumettes veillait. Elle avait réussi à persuader son oncle que l’attitude de Gaspard était en réalité la preuve d’un attachement particulier à sa personne. Le bouffon du roi n’a que faire des mondanités.

Mais les conseillers ne s’avouèrent pas vaincus et ils finirent par trouver la botte imparable : ils avaient laissé filtrer dans la presse, par des subterfuges plus ou moins sophistiqués, le bruit qu’en dehors d’être un Français, Gaspard, en quelque sorte de surcroît, était un homosexuel, ou plus exactement un gay gaillard, un brave bougre, un jolly luron, un cheery vive-la-joie, un drille, un loustic, un uraniste, un pédé. C’était faux, mais dorénavant vrai.

Partant, le président risquait d’être considéré par ses concitoyens, au mieux comme un dépravé, au pire comme une tantouse. La rupture fut immédiate.

— Si j’avais pu me douter, dit le président. Mais j’y pense maintenant, il me lançait parfois de drôles de regards.

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