La fin du monde, parodie
En attendant Nadeau, 24, 2017
Gabrielle Napoli
Un projet de livre sur la fin du monde. Voilà le point de départ de l’écrivain facétieux qui fait d’une « obsession », dixit son épouse, un texte étonnant, déconcertant, et surtout désopilant. Patrik Ourednik se fait l’écho, comme dans Europeana : Une brève histoire du XXe siècle, des discours habituels, éculés, pour construire une histoire de la fin du monde, qui, si l’on en croit le titre de l’ouvrage, « n’aurait pas eu lieu ». La fin du monde n’aurait pas eu lieu invite le lecteur à une réflexion sur l’histoire et ses discours, ses vérités, sur la société contemporaine, tout en tissant une réflexion, doucement ironique, sur la création littéraire.
De ce point de vue, la conversation entre l’écrivain et son éditeur, qui précède l’écriture du roman, est assez jubilatoire. Parce que le sujet est « éculé », et qu’il « se vend mal », il s’agira d’y ajouter quelques ingrédients, dont la liste suit : « un secret de famille », mais aussi « une ou deux guerres en toiles de fond », bien évidemment « un dictateur », un traitement du temps original, comme « genre, le passé resurgissant sous les tristes auspices du présent », « pas trop de sexe », au risque de ralentir la lecture, mais « quelques références à la Bible ». La recette sous le bras, l’écrivain, sans se départir de son sens critique (« Mon éditeur aurait fait un piètre écrivain »), va pourtant écrire ce récit bouffon que le lecteur va savourer.
Il ajoute à ces indications éditoriales quelques fantaisies, c’est rien de le dire. La première, première avouée en tout cas, est langagière. L’écrivain prévient son lecteur qu’il insérera dans le récit des expressions qui auront une double fonction : « confirmer que vous êtes toujours en train de lire le même livre et vous donner l’occasion de marquer un temps d’arrêt, de réfléchir sur ce qui précède dans le récit et plus généralement sur le sens des destinées humaines ». Objectif ambitieux, contrebalancé avec humour par l’énumération des expressions qui rythmeront le récit, et enjoindront le lecteur à réfléchir, donc, à la manière de la petite musique qui demande aux enfants de tourner la page lorsqu’ils écoutent un conte : « 1. Si c’est pas chouette. 2. Chienne de vie. 3. Ainsi va la vie. 4. Au petit bonheur. 5. Avez-vous ou Avons-nous le choix ? 6. A l’époque, cela semblait important. 7. Vous avez le choix. » Et l’écrivain, dont on devine bien qui il est, de tricoter son texte, en agençant habilement, et narquoisement, ces éléments.
Il faut avouer que l’ensemble fonctionne plutôt pas mal. Gaspard, qui a été conseiller « auprès du président américain le plus bête de l’histoire du pays », devient la figure centrale du récit, si l’on excepte l’écrivain au travail. Quitte à être efficace, autant lier le secret de famille à un dictateur, secret de famille qui fait inévitablement resurgir le passé, voire ses heures les plus sombres, ne craignons pas le stéréotype, dans un présent douteux. Ce Gaspard Boisvert, né dans « ces temps aimables [où] l’Amérique combattait le communisme et l’impérialisme soviétique au nom de la démocratie et de l’ordre marchand, et le communisme combattait l’impérialisme américain et le capitalisme au nom du prolétariat et de la fin de l’Histoire [et où] le reste du monde n’avait qu’une importance relative », est ce personnage autour duquel l’écrivain construit son récit. Il ne recule devant rien, pas même devant le subterfuge usé jusqu’à la corde de l’auteur qui écrit à partir d’entretiens, de notes, de feuillets, voire de pages de journaux du personnage qu’il prend pour objet. La fin du monde n’aurait pas eu lieu fait un portrait sans concession de l’écrivain et de la création littéraire, de ses ficelles grossières, de ses facilités et, il faut l’avouer, de ses productions plates ou médiocres. En reprenant ces facilités à son propre compte, pour mieux les détourner dans une écriture parodique, Ourednik offre au lecteur un récit savoureusement ironique.
Patrik Ourednik fustige les religions, les idées toutes faites, ce que l’on nomme, de manière assez inélégante, la bien-pensance. Son écrivain-miroir traverse l’histoire mondiale comme bon lui semble pour s’arrêter sur quelques faits, conformément aux indications de son éditeur, prétextes à des variations qui semblent trouver un point commun dans la dénonciation de la bêtise, sous toutes ses formes. Et cette bêtise trouve son point d’origine dans la langue, réflexion que l’on trouvait déjà dans Europeana, dans cette langue qui galvaude, au-delà de la réalité, la pensée : « Bref, la langue évoluait. Fidèle à sa tâche d’exprimer la pensée du moment, elle était devenue gâteuse. Des orateurs d’une imbécillité à faire fondre les glaciers d’Antarctique circulaient dans la cité, en toute impunité. Ils savaient qu’ils avaient gagné la partie : à force d’être pris pour des demeurés, les gens étaient devenus des demeurés. »
Récit aux accents parfois pamphlétaires, toujours piquant, La fin du monde n’aurait pas eu lieu décape la conscience du lecteur en le prenant à rebrousse-poil, avec humour et ingéniosité.