Miroslav Holub : Programme minimal

Publié le jeudi  16 février 2012
Mis à jour le vendredi  9 mars 2012

Miroslav Holub

Programme minimal

Éditions Circé, Strasbourg, 1997

Translation © Patrik Ourednik


 Le don de la parole

Puis il parla. Sa bouche arrondie s’ouvrait
et se refermait à la manière
d’une lamproie.
Un sifflement bouillonnant
se fit entendre,
le vide
pénétrant en hâte
à l’intérieur
comme du gaz des marais.


 Voyage au dedans

Longtemps aviez-vous erré sur les chemins
du pays de minuit, remontant
vers les sources du langage,
sur les chemins couverts d’yeux ouverts
en guise de pierraille.
Puis la route craqua
comme une vulgaire couche de glace
et vous tombiez — quelques
milliers d’années durant.

Vous vous êtes retrouvés
dans une cave sans fenêtres.
Près du mur deux trois mots
estropiés se blottissaient
(moi... ailleurs... verdoiement...)
tandis qu’une bribe de gémissement
traînait au sol.

Vous vous êtes débinés vite fait.
Le dedans, vous êtes-vous dit,
sans doute qu’il se trouve dehors.


 Brève réflexion sur le déluge

Nous avons été nourris de l’idée que
le déluge c’est
l’eau qui monte et dépasse les bornes,
inonde prés et bois, buttes et archéens,
lieux de domicile fixe et lieux de passage,

de sorte que
hommes, femmes, vieillards méritants,
bambins et nourrissons, gibier à poil et à plume,
rotifères et annélides
se bousculent sur les rochers qui lentement
descendent vers les vagues d’acier.

Et une arche quelconque... et un
quelconque Ararat... Sait-on jamais.
Les rapports sur les causes des déluges
divergent singulièrement. De toute façon l’Histoire
repose sur une mauvaise mémoire.

N’ayons aucune crainte de cette conception du déluge.

Le vrai déluge
passe plutôt pour une mare.
Pour un peu de boue aux alentours.
Pour une cuve qui fuit.
Pour le silence.
Pour rien.

Le vrai déluge ce sont les bulles
qui nous échappent de la bouche
et que nous prenons
pour des paroles.


 La Prague de Jan Palach

Et voilà que galopent les taureaux de Picasso.
Et voilà que se ruent les éléphants de Dali sur pattes d’araignée.
Et voilà que battent les tambours de Schönberg.
Et voilà que passe le seigneur de la Mancha.
Et voilà les Karamazov qui portent Hamlet.
Et voilà le noyau de l’atome.
Et voilà le cosmodrome de la Lune.
Et voilà que s’élève une statue sans flambeau.
Et voilà que court une torche sans statue.

Et c’est si simple.
Où l’homme finit, commence la flamme.
Et puis le bredouillement des vers dans la cendre et dans le silence.
Car en fait ces milliards de gens ferment leur gueule.


 Chez nous

Au matin, on frappa à la porte. J’ouvris. Un acarus
de la taille d’un léopard nuageux pointait son doigt
vers la rue. Quelques podures y éventraient une lamproie.
Le chiquetage résonnait telle la lecture d’un cantique.
Sous la voiture quelque chose de noir s’agitait, des gammares
sans doute, qui poursuivaient les gamètes échappées.
De chez les voisins sortait le féroce macrorhine, parsemé
d’excréments de lemming. Une jambe de pangolin, encore frétillante,
lui pendait à la gueule. Craquement de la chitine et gémissement
du tissu collagène. Sur les fils, téléphoniques
et autres, des hydres battaient l’air de leurs tentacules verdâtres
et les sucs digestifs s’écoulaient le long de l’échine des lamantins
endormis. D’en face, s’organisait la migration : bractécéros,
loboptères et gerboises munis de lampes électriques.
Certains s’accouplaient en marche, d’autres de leur langue
visaient les fenêtres et enfourchaient la masse nucléaire.
Ça giclait de partout. Avec un grondement fruste,
une rascasse mammouthienne se frottait les nageoires
et près de la mer déjà le feu se propageait ; d’entre les flammes
apparurent les visages ahuris des egocères et des dugongs,
albumineux et purulents, puis disparurent. Les trépangs aboyaient.

Je fermai la porte. Qu’y a-t-il, demandèrent les miens. Rien,
dis-je, tout va bien. On entendait
une harpie respirer paisiblement sous le piano.