La vérité d’une époque

Publié le jeudi  5 septembre 2013


En mai 2009, la Représentation en France de la Commission européenne a inauguré un cycle trimestriel de soirées littéraires consacrées à l’oeuvre de vingt-sept écrivains européens contemporains. Le premier invité a été Patrik Ourednik pour la littérature tchèque.

Ci-après, un extrait de son intervention publiée entre-temps dans la collection « Cercle de réflexion ».

« Ce qui m’intéresse dans l’écriture – dans celle des autres comme dans la mienne –, c’est ce qu’on appelle d’habitude la “vérité d’une époque”. Ce terme est bien entendu extrêmement vague car dans toute époque existent et coexistent des vérités différentes, des vérités multiples. Le jeu consiste alors à essayer de rassembler, d’embrasser cette multitude, ce pluriel des choses. Un auteur a à sa disposition différents moyens, le plus fréquent étant la confrontation des destins, des vies humaines dans l’optique de la microhistoire.

Quant à moi, j’essaie, dans certains de mes livres du moins, d’appliquer un principe un peu différent, en partant de la prémisse qu’il est possible de prendre comme synonyme de la “vérité d’une époque” la langue de cette époque, autrement dit de s’emparer d’un certain nombre de tics langagiers, de stéréotypes et de lieux communs et de faire en sorte qu’ils agissent et qu’ils se confrontent au même titre que les personnages d’un récit traditionnel.

Tout comme les historiens les auteurs travaillent avec des écrits – chroniques, correspondance, journaux d’époque, etc. Ces écrits, on peut les aborder de deux manières. Soit – c’est ce que font les historiens – on peut y chercher avant tout (pas forcément exclusivement, mais en priorité) l’information sur l’événement lui-même, “que s’est-il passé”, “qu’est-il advenu”. Ou alors nous pouvons y chercher en priorité la façon dont l’événement est traité. Autrement dit, il ne s’agit plus, dans cette perspective, de savoir qui a gagné la bataille de Waterloo, mais de voir comment les chroniqueurs l’ont décrite. La vérité de l’époque est dans la description, pas dans l’événement lui-même. Dans la réaction, pas dans l’action. Les destins humains suivent la même trajectoire : nous nous constituons à travers l’interprétation que nous donnons à tel ou tel événement.

Tout cela est en réalité assez banal – tout comme les stéréotypes qui nous permettent d’exister. Personnellement j’ai tendance à croire que la vie humaine est en soi d’une banalité affligeante – quelques soient par ailleurs toutes les horreurs qui peuvent nous arriver dans l’espace d’une vie. Mais justement – exprimer la banalité en littérature est assez délicat. Très paradoxalement la banalité est invraisemblable tant que nous ne la mettions pas en forme : et c’est là qu’intervient aussi bien l’historiographie que la littérature. Dans les deux cas le contenu, synonyme supposé de la réalité, n’a aucune existence. Le contenu est un tas de sable virtuel et pour en tirer une quelconque réalité, nous devons d’abord le tasser dans un seau, l’arroser de l’eau et en faire un pâté. C’est toujours le même tas de sable mais entre temps il est devenu, selon les cas, manuel d’histoire ou œuvre littéraire. Dans les deux cas on fait appel, consciemment ou pas, à des stéréotypes, à des lieux communs, parce que justement, le lieu commun est le seul lieu où on peut se retrouver en commun.

Les destins humains ont beau être banals, ils ne sont pas interchangeables. Le problème de la littérature c’est qu’elle consiste à englober les choses dans une structure plus ou moins préméditée, dans une architecture qui inévitablement comporte une hiérarchisation. Or s’il y a une chose au monde qui devrait échapper à toute hiérarchisation, ce sont bien les vies humaines et les destins individuels. Les stéréotypes – mes chers stéréotypes – sont, eux, interchangeables – tout en laissant apparaître, de par même leur simplification insupportable, une autre vérité, une autre expérience, un autre destin.

En d’autres mots, si on veut dénoncer les préjugés, les clichés, les lieux communs, il faut se placer au coeur de ces lieux communs, au coeur des discours ambiants, au coeur des idioties de toute sorte. C’est du moins ce que je crois et ce que j’ai essayé de faire dans ces deux livres.

Pour rendre compte de la pluralité des vérités humaines – et donc être en mesure de lire et éventuellement de comprendre l’Histoire – il faudrait pouvoir présenter les choses de façon éclatée, dispersée, de façon non hiérarchisée, de façon en quelque sorte complètement horizontale. Il faudrait aussi rendre les éléments qui constituent un texte, un récit, il faudrait les rendre mobiles, fuyants, se dérobant à tout instant.

Il faudrait aussi veiller à ce que le mot vérité ne soit jamais prononcé au singulier. La vérité au singulier ne peut pas ne pas être stéréotypée dans la mesure où elle entend s’approcher le plus possible de la généralité. Et si on dit souvent que la littérature est une protestation contre l’effacement des choses dans l’oubli, il faut ajouter : ou dans la généralisation conceptuelle qui fait disparaître l’expérience d’une vie, l’image d’une vie aussi sûrement que l’oubli.

Le problème c’est que la société a horreur du pluriel. La société ne peut pas reposer sur des bases mobiles. La société a besoin d’une histoire collective clairement formulée et, partant, d’une vérité en quelque sorte supra-vraie. Une vérité placée au sommet de la construction sociale, une vérité verticale et immobile. Nous avons donc d’un côté un schéma où tout est fuyant, de l’autre la nécessité de produire un certain nombre d’illusions grâce auxquelles il est possible d’atteindre un langage commun qui à son tour nous donnera un lieu commun, au propre comme au figuré.

Vu de cet angle, la littérature est une illusion puissance deux : sous le prétexte de démontrer le caractère illusoire d’un telle ou telle vérité sociale, elle produit elle même l’illusion d’une autre vérité qui serait plus juste et plus noble. En réalité elle ne fait qu’opposer le procédé de fabrication de la réalité qui est le sien à d’autres procédés qui sont pourtant tout aussi légitimes.

Si par conséquent la littérature doit avoir une quelconque fonction – en dehors de la distraction et, éventuellement, de la stimulation intellectuelle –, je lui attribuerait le rôle de l’abbaye de Thélème, c’est-à-dire d’un espace où il est doux de succomber aux illusions en compagnie de gens qui pensent de la même manière que nous. Si nous proclamions ce projet, celui de l’abbaye de Thélème, qui est un projet éminemment élitiste, si nous le proclamions universel, nous obtiendrions, de facto, l’utopie anarchiste – c’est-à-dire un monde où les vérités et les identifications ne coexistent non plus verticalement, mais horizontalement – et malgré cela pacifiquement.

Si ce monde venait un jour, la littérature perdrait sans doute sa raison d’être. Nous ne pouvons pas avoir tout, à la fois un monde sans conflits – cette fameuse fin d’Histoire qui abolirait le temps historique – et la littérature. »


© Commission européenne, 2009