Ma fille a cinq ans

mardi 14 février 2012
par  NLLG

Ma fille a cinq ans

par Patrik Ourednik

Le Monde, les 10–11 mai 2009


Ma fille a cinq ans. Elle est née il y a cinq ans. C’était en 2004. Elle est née à Saorge, dans les Alpes-Maritimes. Elle est à peine plus jeune que le siècle mais elle est rigolote. Le siècle lui est sinistre et ridicule. C’est l’une des différences entre le siècle et ma fille. Leur âge va bientôt se confondre mais ma fille ne sera ni sinistre ni ridicule. Je l’imagine au contraire belle et triste. Elle ne comprendra pas ce qui lui arrive et dans un premier temps, elle s’en étonnera. Pour le moment elle a le sentiment que si elle ne comprend pas ce qui lui arrive, d’autres y pourvoient. Elle est née alors que le pape se rendait à Lourdes avec sa papamobile. Sacré Jean-Paul, avait dit l’épicière. Quel gaillard. Entre-temps il y a eu un autre pape. Il s’appelle Benoît. Lui aussi voyage avec sa papamobile. Le précédent pape avait été accueilli à Lourdes par le président de la République et une foule en liesse. C’était écrit dans Le Monde. Le président de la République a lui aussi changé. Le nouveau est hongrois. Ou juif. Ou grec. Mais avant tout français. Ma fille est née alors que s’ouvraient à Athènes les jeux olympiques. Le jour de sa naissance il y avait une photo à la une de Nice-Matin du stade olympique avec cinq gros anneaux formés par des enfants et des adolescents. Les anneaux symbolisent l’unité du genre humain. C’est la pluralité des corps qui donne à l’image cette symbolique, il est bon que les êtres humains soient enchaînés en grand nombre, les uns aux autres, un seul être enchaîné symboliserait au contraire la privation de liberté, la solitude et l’absence d’humanité. La foule était déjà sur place, la liesse était imminente, le président de la République devait descendre de l’avion présidentiel d’ici quelques minutes. J’ai oublié la suite, je ne l’ai jamais sue, je n’avais pas de télévision à l’époque et je n’ai vu ni le pape dans sa papamobile, ni la foule en liesse, ni le président de la République descendant de l’avion présidentiel. D’autres événements se sont produits durant ces cinq années, durant les cinq années d’une vie, celle de ma fille. De nouveaux jeux olympiques ont eu lieu en Chine. Les autorités chinoises ont incarcéré les éléments perturbateurs et interdit la circulation des automobiles pour que les sportifs des pays participants puissent respirer de l’air sain et donner le meilleur d’eux-mêmes. À l’ouverture des jeux un message de paix fut adressé au monde. Le pape aussi souhaite la paix dans le monde mais l’épicière n’aime pas le nouveau pape. Il a une tête de déterré, dit-elle. Je n’ai toujours pas de télévision et je n’ai vu ni la tête de déterré du nouveau pape ni les exploits pressentis par les commentateurs sportifs lors de l’ouverture des jeux olympiques en Chine. Vaut mieux une tête de déterré que tous ces glands de barbus, a dit son mari. J’ai trouvé l’image plaisante. Aux fenêtres de Saorge on trouve encore des drapeaux avec l’inscription PACE, nous sommes tout près de l’Italie. Ils sont apparus en réaction à la guerre d’Irak qui avait été mise en place par l’ancien président des États-Unis. S’il n’y avait plus de guerre, que deviendrait la paix ? L’épicière et son mari n’ont qu’un seul poste pour suivre le pape dans ses voyages et les exploits pressentis des sportifs. C’est grâce à Pierre de Coubertin qu’à l’avant-dernier siècle les jeux olympiques furent réinventés pour éviter que les gens se fassent la guerre quand ce n’est pas absolument nécessaire. S’il n’y avait plus de guerres, que deviendraient les commentateurs sportifs ? Il y a un temps pour la guerre, un temps pour la paix. Les nouvelles traductions disent un temps pour tuer, un temps pour guérir. Cela laisse supposer qu’on ne peut tuer et guérir en même temps. Qu’il faut un blanc entre les deux événements. Il y a une fresque au monastère de Saorge intitulée Traité de paix entre Saint François et le loup de Gubbio. L’inscription dit Un loup dont le Seigneur avait fait son fléau par l’action de François devient tel un agneau. Mais il y a une semaine un berger en colère a abattu un loup. C’était le titre de Nice-Matin : Le berger en colère abat un loup. Il n’y a plus de loups français, nous les achetons en Europe de l’Est mais il ne faut plus dire aujourd’hui Europe de l’Est pour ne pas heurter les Européens qui se considèrent comme des Européens au même titre. Il faut dire Les populations des nouveaux pays membres de l’Union européenne. L’Union européenne a été conçue il y a un demi-siècle comme une sorte de jeux olympiques, pour éviter la guerre et que le meilleur gagne. Les sportifs qui s’étaient rendus en Chine craignaient de devoir respirer de l’air vicié par le gaz carbonique. Il est beaucoup question du gaz carbonique en ce début du siècle parce que les gens veulent croquer la vie à belles dents mais une vie non polluée. La bioagriculture et le commerce équitable ont fait leur apparition. Les produits malsains ont été dénoncés et la ministre de la santé souhaite apposer de nouvelles étiquettes sur les boissons alcoolisées pour informer les consommateurs du danger de l’alcool. À terme la ministre de la santé souhaite une consommation zéro par les femmes enceintes. Consommation zéro est une expression récente qui signifie Pas de consommation ou Consommation : néant. On parle aussi de criminalité zéro, pas de criminalité. Ou encore : tolérance zéro, pas de tolérance. Il y a beaucoup d’enfants à Saorge mais ces derniers temps je n’ai pas aperçu de femmes enceintes. Si un jour le pape venait à Saorge, la ministre de la santé ou le président de la République pourraient dire, par exemple, qu’ils souhaitent de tout leur cœur une guerre zéro pour l’humanité enceinte d’espérance. La guerre zéro est comme la criminalité zéro, pas de tolérance, ou comme la tolérance zéro, pas de quartier. Le nouveau président des États-Unis, qui est presque noir, a déclaré que les agents qui avaient mené des interrogatoires assimilables à de la torture dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ne seront pas poursuivis. Cela m’a rappelé les photographies qui ont été publiées à l’époque, lors de la naissance de ma fille, du lieutenant Lynndie England : une jeune femme pas belle, mais souriante, devant des amas de corps nus et ennemis. Elle a été condamnée entre-temps mais, écrit le Chicago Reader, ses amis se mobilisent. Ils disent pouvoir démontrer, grâce aux témoignages des citoyens, qu’avant de se faire recruter par l’armée, Lynndie England allait régulièrement à la messe. Elle n’a rien d’un monstre, disent ses amis, elle a une grande admiration pour le pape, disent-ils. Les photographies de Lynndie England m’avaient beaucoup impressionné et m’ont fait penser à un vieil album de famille : il y avait un je-ne-sais-quoi de complice. Un cadrage, une pose à l’ancienne. La salle de torture comme refuge. Un îlot de sérénité dans un monde qui change trop vite. Tenter de comprendre les n’ont-rien-d’un-monstre nous rend-il plus humains ? La guerre en Irak fut un grand événement de ce début du siècle car il s’agissait de faire en sorte que la démocratie s’implante même dans les pays totalitaires. Il y a eu la crise aussi, la plus grande crise économique depuis la dernière guerre mondiale parce que des Américains indigents voulaient s’acheter une maison. La crise a fait émerger de nouvelles expressions que je ne comprends pas : titrisation, déréalisation des produits dérivés, normes prudentielles. D’autres mots sont devenus vieillis, encore compréhensibles mais sans avenir : conversation, promenade, amitié. La conversation fut remplacée par l’échange car il est important que dans un monde globalisé les gens puissent échanger des idées nouvelles ; la promenade par la randonnée qui demande plus d’efforts et de détermination et s’inscrit ainsi mieux dans le siècle naissant ; l’amitié par l’intimité car seule l’intimité permet de se confondre avec l’autre. De même, on ne dit plus indigent mais défavorisé. Mais la crise est derrière nous et les échanges commerciaux se multiplient avec les nouveaux pays membres. Nous achetons des loups aux Slovènes et ils nous achètent du roquefort. Ou autre chose. Près de 3 000 brebis ont été tuées l’année dernière par les loups slovènes, disent les éleveurs. C’est la globalisation. C’est également un mot récent. Pendant un temps il a été en concurrence avec le mot mondialisation mais le mot globalisation semble l’avoir emporté. J’imagine qu’un jour, d’ici deux ou trois ans, ma fille me demandera Qu’est-ce que c’est la glolabilation, papa ? et je lui répondrai C’est comme la monlidisation mais en plus glolabe. Ou bien je lui répondrai Ma fille, ô ma fille, tu le sauras bien assez tôt.


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