La Repubblica (Giorgio Vasta)

lundi 28 août 2017
par  NLLG

Patrik Ourednik : la voix dans la brèche

Giorgio Vasta

La Repubblica, 22. 9. 2011


“C’est en jouant au Twister qu’on rigole le plus.” La dernière répilque de la pièce de théâtre d’Ourednik nous offre un mode d’emploi. Le Twister comme quintessence de la vie : on pose ses pieds et ses mains sur des points prédeterminés et nous tentons de maintenir l’équilibre. Après quoi, la littérature fonctionne comme une radioscopie de notre existence, elle nous défait de notre couche de protection qu’est la chair et dévoile un squelette titubant.

Cinq hommes dans une pièce. Une ampoule pend du plafond, sur le plancher de bois se tiennent quelques chaises, l’horloge à l’arrière indique midi moins cinq. Quelque part tout près se trouve une porte dont personne ne sait que faire : s’ouvrent-elles vers l’intérieur, ou vers l’extérieur ? En plus, il lui manque la poignée.

Il n’existe rien d’autre. Le monde a disparu. Il ne reste aux cinq hommes qu’à se poser des questions. Profondément vaines, vainement profondes. A quel sujet ? La fin du monde. Telle est la situation de départ de la pièce de théâtre d’Ourednik.

Dans Hier et après-demain, à nouveau Ourednik se concentre sur les thèmes qui semblent être le moteur de sa réflexion et de son écriture : les faces du temps (des époques), les termes à travers lesquels nous percevons l’expérience du temps (des époques) et enfin l’impulsion qui pousse l’homme vers le cupio dissolvi, selon le mot de Saint Paul, “je désire de me dissoudre” – le principe tragicomique de toute existence terrestre, l’impossibilité de distinguer commencement et fin, genèse et apocalypse.

Les cinq hommes qui ont survécu à la catastrophe (il s’agit d’une catastrophe de dimensions modestes, esthétiquement pas trop réussie, sans “soleil agonisant”, “ciel couvert de météorites” ni de “foules hystériques” – l’homme ne semble pas même être digne de son propre anéantissement) sont tour à tour désarmés, clairvoyants, bête ou intelligents. Au fil de dialogues impitoyablement comiques tombe parfois la question suivante : s’il était possible de repeupler le monde à nouveau, est-ce que cela aurait un sens – “après tout ce que l’humanité a vécu” ? Revenir au commencement et tout redémarrer à nouveau ? Ourednik a conçu la fin du monde comme un jeu de table (la plupart de l’action se déroule d’ailleurs autour d’une table), comme une sorte de Monopoly humoristique et hautement pervers. “Revenez à la case départ” – une directive que nous désirons tous et dont nous nous effrayons. La nécessité de l’oubli et l’illusions de la renaissance.

Page après page naît ainsi un équivalent de la formule de la fin – avec sa psychologie, ses besions et ses craintes. Si la vie a lieu dans un flot d’événement disparates, la fin du monde peut non seulement déterminer le temps de partir, elle nous fournit également un moyen pour l’aborder et le comprendre (“Enfin, vous connaissez ça, au commencement était la Parole etc. Et à la fin sera aussi la parole, grâce à moi.”). Mais en même temps, un doute s’élève parmi les cinq protagonistes : et si la fin du monde avait déjà eu lieu ? Et si elle avait eu lieu à chaque fois qu’elle avait été annoncée ? Et si elle n’était pas extrémité, mais quotidienneté, partie intégrante de notre façon d’aborder le temps ? Dans ce cas – si nous avons peur de quelque chose qui ne se trouve pas devant nous, mais qui a déjà eu lieu et qui ne cesse de se dérouler – la fin du monde peut nous aider à comprendre le sens de notre vécu et de nos expériences, élucider nos peurs, encadrer la psychologie du chiliasme.

Jadis, un psychotique confia au psychiatre Donald Winnicott la chose suivante : “J’ai peur d’une catastrophe qui aurait déjà eu lieu.” C’est-à-dire : que la frontière séparant le temps de son effondrement a déjà été franchie. “Finalement, il n’est pas exclu que ce ne soit pas la première fois. Que toutes ces fins du monde qu’on a pu prédire aient bel et bien eu lieu [...]. Peut-être qu’elles ont eu lieu, mais que personne ne s’en est rendu compte, voilà tout.” La fin du monde comme partie intégrante d’un passé sans cesse présent, que nous n’aurions jamais réussi à digérer. La fin du monde comme intervalle, cavité, brèche, comme une porte sans poignée. “L’imagination humaine est insatiable.” [...] “Dommage qu’elle ait oublié la poignée de porte.” Entre la “fin” et l’“objectif” baie le néant. Il manque le remplissage, il manque un sens. La littérature – et celle d’Ourednik en est un exemple éclatant – est la voix qui remplit cette brèche.

→ [IT] Patrik Ourednik : la voce che parla nella lacuna