Indications (Astrid Herman)

lundi 7 mai 2012
par  NLLG

Patrik Ourednik, tout et son contraire

Astrid Herman

Indications, 392, avril 2012


Les éditions Allia nous ont fait découvrir l’auteur tchèque Patrik Ourednik. Ce traducteur de Rabelais est connu pour manier des styles littéraires très divers, du roman à l’essai en passant par le dictionnaire et la poésie. Le Silence aussi est un recueil de textes qui allient le rire aux larmes et les cieux à la fange.

Un esprit frondeur habite le Silence aussi. Patrik Ourednik se plaît à ramener sur terre ceux qui se laisseraient emporter par une vague de lyrisme. Les titres de ses textes donnent souvent une information trompeuse sur les assemblages de mots que le lecteur s’apprête à lire. Par exemple, le poème Enfance chérie est en réalité une ode au bonheur d’être sale et puant. Le dernier poème de ce recueil, Quand même, allez, c’était la belle ville est du même tonneau, tout comme les deux textes Question et Réponse qui déploient une foule de questions métaphysiques et de considérations religieuses et morales à propos d’un pet de hanneton. Mais dans le Silence aussi, Ourednik ne se contente pas simplement de désacraliser ce qu’il évoque. L’ensemble des textes du recueil interrogent la frontière entre la vie et la mort, entre la parole et le silence, sans qu’aucun parti ne prenne réellement l’ascendant. D’un poème à l’autre, la perspective sur la vie et la mort change du tout au tout : un homme vivant est jeté à la fosse commune tandis qu’un macchabée revient pour coucher avec sa femme.

Cette interpénétration de la vie et de la mort se retrouve dans pratiquement tous les textes du recueil mais d’autres questions sont traitées en parallèle, notamment celles des lois qui régissent la vie de la communauté. En effet, l’épigraphe qu’a choisie Ourednik – « Et le nom dont on l’appellera désormais sera Maison du déchaussé. » – est un extrait du Deutéronome, le cinquième livre de l’Ancien Testament qui est aussi un code de lois. Cet extrait provient du châtiment réservé à l’homme qui refuse d’épouser la veuve de son frère, empêchant ainsi la maison du défunt de continuer à faire partie d’Israël. La fameuse loi du talion est évoquée en filigrane dans le texte (C’est arrivé à Horazd)…, où un homme va boire une bière et se fait manger les yeux par un autre. Le frère de la victime se venge sans appliquer la règle d’œil pour œil, dent pour dent, ce qui a de fâcheuses conséquences puisque dix personnes meurent, prises dans le cycle de la violence.

La parole, « le plus précieux des dons », aussi est au centre des questionnements de ce recueil de textes. Les mots ne sont pas des abstractions mais sont intimement liés au monde naturel, notamment au règne végétal : dans le Silence aussi, la parole est étudiée dans les ouvrages de botanique, « le verbe éclot », les mots « reviennent de terre », les livres ont des racines. Si cette idée peut surprendre de prime abord, le texte Ad infinitum nous rappelle entre autres que, pour certaines religions, le verbe est à l’origine du monde et que la parole est parfois utilisée pour contrer le malheur. La parole humaine est présentée comme quelque chose d’essentiel. C’est notamment le cas dans Koval l’intrépide ou Revue de médecine interne où se taire ou perdre la faculté de s’exprimer peut causer la mort : « Plusieurs coups de bec verseur sur la tête d’un garde-forestier et perte consécutive des fonctions expressives, RMI XXV, 18. (Graves conséquences ! Retrouvé mort 42 jours plus tard dans un tas de pommes de pins. Illustré.) »

Cependant, lorsqu’on met en parallèle tous ces textes, on comprend que ce n’est pas tant la parole que  » l’âme […] sans laquelle le corps humain empeste cent fois plus que toute autre charogne » qui est essentielle. En effet, les mots disparaissent petit à petit et trouver la bonne formule relève souvent de l’impossible :

... et voici
qu’un mot se lance à travers le larynx
escalade la pomme d’Adam
traverse la cavité
glisse sur la langue
se faufile entre les dents
dégouline de la lèvre
coule le long du menton
tombe dans le bouillon
et
au dernier moment
à un doigt de devenir un œil de graisse
se retourne et lâche :
oui
c’est plus ou moins
ce que je voulais dire

Alors, même si « le silence aussi engendre la haine », il apparaît parfois comme un remède : « Que disait-il ? Rien. […] Comment va-t-il ? Beaucoup mieux. »

Ce recueil de Patrik Ourednik peut paraître déroutant mais il mérite plusieurs relectures car ses textes multiformes traitent avec humour de thèmes complexes comme les liens entre la vie et la mort, les lois ainsi que la nature de la parole, à la fois mystique et hâbleuse, qu’elle soit grossière ou silencieuse.