Patrik Ourednik entre fausse traduction et restitution fidèle :
à propos du Traité de bon usage de vin
Francis Bastien
L’Année rabelaisienne, 1, 2017, éd. Classiques Garnier, pp. 412 – 421
Tel le silène, dont l’apparence de bouffon est comparée à celle, aussi trompeuse, du prince des philosophes dans le prologue de Gargantua, l’image première et la plus persistante de François Rabelais, dans la tradition populaire, est celle d’un géant grivois, grand mangeur et buveur de vin, généralement dépourvu, dans ce portrait trop rapide, de l’« entendement divin » de son maître Socrate. Cette façade a tout d’une diversion volontaire, d’un jeu d’esprit typique de l’humour humaniste, destiné à détourner du cœur de l’œuvre ceux qui ne font pas l’effort de briser l’os pour en tirer la moelle. C’est dans cet esprit qu’il est éclairant d’aborder le Traité de bon usage de vin, un petit livre aussi mystérieux et polysémique que les géants de Rabelais, de prime abord. Dans l’imaginaire collectif, ces géants, on les voit de loin et ils nous ne nous surprennent pas : immenses, flamboyants, exagérés, par conséquent presque ridicules, inoffensifs. Le Traité de bon usage de vin se profile de la même manière à la lecture, et ce n’est que par une approche attentive et une lecture plus éclairée que le canular – car c’en est un – devient évident.
Ce traité prend la forme, assez brève (une vingtaine de pages), d’un guide médical savamment documenté sur l’usage du vin, ses vertus sur la santé physique et mentale, ses bienfaits dans la vie courante, la vie philosophique, la vie sociale, etc., ainsi que sur les dangers de l’abstinence, des mélanges et dilutions néfastes. L’auteur prétendu, Alcofribas, entend ainsi transmettre aux lecteurs la sagesse de son maître, le grand Pantagruel.
De manière à discerner les niveaux de cette mise en scène et ses multiples significations, il importe de retracer d’abord les origines, fausses et réelles, du Traité de bon usage de vin, et ainsi de remonter à son auteur véritable et à ses préoccupations d’écrivain. Il est alors possible d’analyser les indices de la supercherie disséminés dans l’œuvre, de même que les marques de sa réussite, pour en comprendre la richesse à la lumière de la pensée de l’auteur de cette forgerie.
L’origine du Traité
À première vue, c’est-à-dire d’après la première de couverture, le Traité de bon usage de vin est une œuvre de François Rabelais. Selon le titre prétendument original, le Traité fut « composé au profit d’enlumineurs de museaux par maître Alcofribas, l’architriclin de Pantagruel », ce qui réfère au pseudonyme anagrammatique Alcofribas Nasier, utilisé par Rabelais lors de ses premières publications, ainsi qu’au nom du narrateur de ces romans. Tout l’appareil paratextuel accumule les preuves et cherche à certifier hors de tout doute raisonnable la paternité rabelaisienne de ce texte qui serait « tiré des livres du médecin et éminent savant Rabelais à Lyon pour que tout être de raison, lisant ou entendant, se réjouisse grandement » (p. 9).
Le Traité de bon usage de vin fut publié pour la première fois en 1995, en langue tchèque, aux Éditions Volvox Globator, à Prague. Puis la traduction française parut le 21 mars 2009 aux éditions Allia, à Paris, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio. Olga Spilar, l’auteur de la préface, y relate l’historique du Traité, dont l’original serait perdu, mais dont on aurait conservé une traduction tchèque de 1622, de Martin Kraus de Krausenthal, nommé Carchesius en latin. Il existerait encore trois exemplaires de cette traduction de Carchesius ; un à la bibliothèque du musée national de Prague, le deuxième à la bibliothèque scientifique d’état à Olomouc, le troisième à la bibliothèque universitaire d’Innsbruck en Autriche. [1] Il s’agirait de la première traduction tchèque de l’œuvre de Rabelais, les éditions partielles de Gargantua et Pantagruel datant de la fin du XIXe siècle. [2]
La préface accumule les références savantes et des recherches biographiques si pointues qu’il est difficile de se rendre compte de leur caractère apocryphe. Il s’agit pourtant bien d’une contrefaçon, puisque l’auteur réel du Traité de bon usage de vin est l’écrivain et traducteur tchèque Patrik Ourednik. Cet auteur est né à Prague en 1957 et vit en France depuis 1984, date à laquelle il prit la décision de s’exiler pour fuir le régime contre lequel il s’opposait trop publiquement. Il fut en effet exclu de l’université pour non-conformité idéologique, ayant participé à l’édition de samizdats (des publications dissidentes propagées de mains en mains pour éviter la censure) et étant signataire d’une pétition pour la libération des prisonniers politiques. [3] La vie menée par Ourednik sous un régime totalitaire, ainsi que l’étouffement intellectuel de la Normalisation, influenceront grandement son œuvre et ses préoccupations d’écrivain. Ces dernières sont partiellement révélées par l’auteur lui-même : « Ce qui m’intéresse dans l’écriture – dans celle des autres comme dans la mienne –, c’est ce qu’on appelle d’habitude la “vérité d’une époque” ». [4] Or, cette vérité se trouve, pour Ourednik, dans le langage et ses manifestions les plus usuelles, marquées par l’usage, qu’il soit littéraire, médiatique ou quotidien. Il s’agit alors pour l’auteur de « s’emparer d’un certain nombre de tics langagiers, de stéréotypes et de lieux communs et de faire en sorte qu’ils agissent et qu’ils se confrontent au même titre que les personnages d’un récit traditionnel ». [5] Cette approche se manifeste avec évidence dans ses romans, comme Europeana [6] et Instant propice [7], qui, tous deux, dressent le portrait d’époques précises par l’assemblage narrativisé de différents discours, croyances, lieux communs représentatifs de ces époques. On pourra également en saisir la manifestation non seulement dans l’œuvre créative mais aussi dans le travail de restitution qu’il réalisa dans le Traité de bon usage de vin.
Or, avant toute chose, examiner l’entourage de l’auteur et du livre peut se montrer révélateur de la falsification éditoriale. La traductrice du Traité, Marianne Canavaggio, est en effet aussi la traductrice officielle de Patrik Ourednik, et il travaille avec elle en dialogue constant, selon son éditeur. [8] Quant à Olga Spilar, l’auteur de la préface, il s’agit de l’épouse d’Ourednik. Tous deux enseignent par ailleurs à l’université libre de Nouallaguet (un institut indépendant axé sur la recherche en littérature comparée et en philosophie) dont Ourednik est le cofondateur avec Martin Hybler. Y enseignent aussi l’écrivain et philosophe Jean-Marie Blas de Roblès et Jean Montenot. Ce dernier est aussi l’auteur d’une préface à un livre d’Ourednik. Sachant tout cela, on constate qu’un cercle assez intime d’écrivains entoure non seulement l’auteur mais aussi son œuvre, ce qui fournit de potentiels complices au canular et rend également plus difficile au lecteur averti de discerner les limites de ce canular : en effet, préface, traduction, édition, voire réception du texte (outre les critiques élogieuses, le Traité reçut des prix reconnaissant sa paternité rabelaisienne [9]) pourraient avoir été plus ou moins orchestrés dans le but d’étendre au maximum son vernis d’authenticité. D’autant qu’Ourednik a également traduit un texte authentique de Rabelais, la Pantagrueline pronostication, publiée la même année, en 1995, aux éditions Volvox Globator. Par conséquent, même en remontant jusqu’à lui, il demeure possible de croire à un honnête travail de passeur de texte. Toutefois – et cela deviendra plus évident par l’examen de l’œuvre et des indices qui y sont disséminés – le Traité de bon usage de vin fut entièrement composé par Ourednik et il ne fait aucun doute que le travail d’édition et de traduction participe de cette vaste mise en scène.
La supercherie et ses indices
Le premier contact avec le livre représente également un contact avec une langue qui se veut rabelaisienne. Mais cette langue a subi des transformations évidentes dont il faut démêler les causes, factuelles ou prétendues. Pour ce qui est de la traduction en français, Marianne Canavaggio explique ses choix dans une note. Cette question était évidemment problématique, puisqu’il s’agissait apparemment dès le départ d’une traduction du français vers le tchèque (le tchèque du XVIIe siècle, qui plus est), qu’il a fallu retraduire en français. S’il faut l’en croire, la traductrice aurait pris le parti d’un compromis entre le français moderne et le style rabelaisien, dont elle aurait conservé la syntaxe et le vocabulaire. Le résultat est donc très similaire aux « translations » de Pantagruel et de Gargantua publiées par Guy Demerson aux éditions du Seuil. Naturellement, cet aller-retour d’une langue à l’autre constitue un écran idéal pour camoufler les éventuelles failles de l’imitation aux lecteurs francophones – lecteurs se trouvant justement plus sensibles au verbe rabelaisien, puisqu’ils sont en mesure de faire des comparaisons avec l’original. Or, on découvre dans le Traité une forte présence de la langue populaire, moins complexe que celle des romans de Rabelais, des onomatopées, des interpellations aux lecteurs, qui détonnent avec la voix de Rabelais. Par exemple, la dernière phrase : « Et holà ! sachez encore ceci : vous avez la vie entière pour vous rigoler, et toute la mort pour vous reposer » qui contraste avec les excipit souvent plus complexes, polysémiques, des romans de Rabelais ; on pense à la critique des calomniateurs du Pantagruel, ou à la fin du Quart livre, où Paul J. Smith révéla l’allégorie du baptême de Panurge. [10] L’humour semble aussi subtilement différent, plus moderne, moins scatologique. Or, Patrik Ourednik s’implique entièrement dans le travail de traduction dans la mesure où il connaît la langue dans laquelle sont traduites ses œuvres. Il ne fait donc aucun doute que la version française du Traité est conforme à la volonté de l’auteur et que ses potentielles failles sont entièrement voulues. Sans compter que l’intérêt d’Ourednik pour la langue populaire en littérature l’a déjà incité à publier un article sur le sujet, opposant la langue populaire et ses expressions communes à la « langue de bois » du régime totalitaire. [11]
Au-delà de ces considérations linguistiques, le contenu du Traité pose également un problème : celui de son pantagruélisme affecté, simpliste et même clairement stéréotypé. Le Traité de bon usage de vin se donne pour objectif de faire une unique démonstration : celle que le vin est le remède à tous les maux, physiques ou psychologiques, et que tout ce qui en éloigne, le travail, le sérieux, la sobriété, est nuisible. Pour en faire la preuve, l’auteur fait étalage de ses connaissances en médecine, souvent sous la forme de listes très longues d’exemples, de symptômes, de livres, toujours fantaisistes et exagérées. Il accumule les références savantes, philosophiques et bibliques, le plus souvent déformées : « Voilà pourquoi, levant son calice, le Sauveur dit : “Ceci est mon sang”, ce qui prescrit que nous changions tout notre sang en vin ». De manière générale, le style, érudit et excessivement marqué par l’encyclopédisme, ainsi que les sujets traités (la médecine, les grands philosophes, la nature humaine) sont destinés à mettre en scène une ressemblance avec les romans de Rabelais. On retrouve aussi quelques éléments de transfictionnalité, c’est-à-dire « le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel [12] ». Premièrement, le narrateur lui-même, Alcofribas Nasier, nous met en situation par ces paroles : « Mon estimé maître Pantagruel m’a prié de noter ici en fidélité et brièveté ce qui lui paraît digne d’être consigné pour le profit général de la corporation des buveurs pantagruelistes. » Les mentions de la Dipsodie, d’Utopie, de Thélème, présentés comme des lieux géographiques aussi réels que les régions de France, de même que celles de personnage réels ou fictifs comme Epistemon ou Tiraqueau, contribuent à ce décor transfictionnel qui pose l’univers de Rabelais. Mais au-delà de ces mentions, le texte prend la forme d’un traité et ne cherche aucunement à poursuivre le récit des aventures de Pantagruel. En somme, s’il était authentique, nous pourrions avoir affaire à un texte mineur que Rabelais aurait peut-être eu l’intention de publier à part, en complément à la geste pantagruélique.
Cependant, le propos invite à la suspicion dès la première page. En effet, le Traité ne fait rien d’autre que vanter les mérites du vin et d’encourager son usage excessif, sans guère de digressions ou de deuxième niveau de lecture témoignant de préoccupations plus humanistes, politiques ou philosophiques. Un indice du canular réside dans les erreurs glissées parmi les références savantes. Par exemple, il est mentionné que « Pythagore lui-même vivait dans un tonneau, buvant du vin de Falerne ». Or, c’est bien sûr Diogène et non Pythagore qui avait la réputation de vivre dans un tonneau : erreur que n’aurait pas commise un érudit de l’envergure de Rabelais, ayant d’ailleurs abondamment écrit sur le tonneau de Diogène dans le prologue du Tiers livre. Un autre passage pourrait constituer un indice volontaire de la part d’Ourednik et se trouve dès la première page : « L’usage du vin, outre le verbe prolixe et la prière fervente, est de toutes les actions humaines ce qui le distingue des autres créatures terrestres, volant au ciel ou rampant sur la terre, auquel Dieu n’insuffla pas âme humaine. »
Chez Rabelais, l’éloge du vin est bien présent, mais souvent selon un usage modéré et à travers un filtre ironique et ne constitue pas le cœur, ni l’ultime message de l’auteur, qui cherche par là même et avant tout à exprimer une pensée. Dans le Traité, on ne peut approfondir cette dernière au-delà de l’image d’un pantagruélisme défini comme une simple jouissance de la vie et de ses plaisirs, comme un épicurisme caricatural. C’est bien ce stéréotype qu’Ourednik met en place dans ce livre, de la même manière que dans ses autres œuvres : c’est-à-dire en reprenant le propre langage du stéréotype. Dans ce cas-ci, la voix populaire, bienheureuse, grivoise, vaguement ivrogne, d’un Rabelais déformé par une lecture « à plus bas sens ». Cette lecture se nourrit également des échos de celle de Mikhaïl Bakhtine, autre grand lecteur qui rapprocha, peut-être à l’excès, Rabelais de la culture populaire et carnavalesque de la Renaissance. [13] En tenant compte de ces remarques, le Traité de bon usage de vin s’insère avec perfection dans l’œuvre de Patrik Ourednik et porte ainsi très bien la signature de sa démarche, bien qu’elle ne figure nulle part sur le livre.
Le projet de l’œuvre
Il convient maintenant de voir dans quelle mesure le pastiche d’Ourednik est réussi, c’est-à-dire par quels procédés il fait revivre l’esprit de Rabelais. Premièrement, la publication du Traité lui-même ressemble à un canular de savant destiné à piéger d’autres savants, ce qui revient à un défi moqueur lancé à l’intelligence des lecteurs, et rappelle le style des humanistes du XVIe siècle. En fait, un canular de cette envergure correspond davantage à Rabelais qu’aux auteurs du XXIe siècle, période littéraire où ce genre de subterfuges se fait plus rare. De son vivant, Rabelais lui-même contribua à diffuser, en toute connaissance de cause, une contrefaçon d’un texte ancien : le Testament de Cuspidius [14]. Ainsi, par cet acte d’édition et de camouflage, Ourednik se met déjà dans la peau de Rabelais.
Par delà les phénomènes stylistiques et transfictionnels déjà mentionnés, le discours du Traité de bon usage de vin trouve bel et bien des échos évidents, et par là sa justification dans l’imaginaire des lecteurs, au sein des romans authentiques de Rabelais. Si on compare un extrait du prologue du Tiers livre avec l’intégralité du Traité de bon usage de vin, on comprend mieux le point de départ du stéréotype, amplifié et prolongé par Ourednik :
Attendez un peu que je hume quelque traict de ceste bouteille : c’est mon vray et seul Helicon, c’est ma fontaine Caballine, c’est mon unicque enthusiasme. Icy beuvant je delibere, je discours, je resoulz, je concluds. Après l’epilogue je riz, j’ecripz, je compose, je boy. Ennius beuvant escrivoit, escrivant beuvoit. Aeschylus (si a Plutarche foy avez in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit. Homere jamais n’escrivit à jeun. Caton jamais n’escrivit que aprés boyre. Affin que ne me dictez ainsi vivre sans exemple des bien louez et mieulx prisez. (TL, Pr., 349)
On retrouve dans ce passage la même stratégie rhétorique qui est au fondement du Traité : accumulation, recours aux grands auteurs de l’Antiquité, déformation assumée et humoristique. Mais pourquoi Ourednik emprunte-il cette voie pour enfoncer le clou d’un lieu commun déjà bien établi ? Pour mieux cerner le « projet » de l’œuvre, un parallèle s’impose avec la démarche créative d’Ourednik. Si l’on transpose les découvertes de la chercheuse Florence Pellegrini, qui a étudié l’œuvre d’Ourednik, et qu’on y rattache les propos de l’auteur lui-même, on peut formuler l’hypothèse que l’ambition d’Ourednik n’a jamais été de perpétuer le stéréotype, mais de le détruire de l’intérieur. Par un travail très discret (ici tellement discret qu’il peut passer inaperçu), un travail de sape en interne, l’auteur s’empare d’un langage et confronte le stéréotype de manière à le faire s’écrouler, comme on lutte contre un régime totalitaire, en le fissurant par le ridicule et la contradiction, pour qu’il perde sa légitimité. Voilà l’approche usuelle d’Ourednik selon Florence Pellegrini. [15] Ainsi, le Traité est tellement rabelaisien qu’il ne peut pas être de Rabelais.
Dans ce cas-ci, la publication du Traité est encore trop récente pour qu’on puisse en mesurer l’impact sur la communauté littéraire et sur les lecteurs de Rabelais (et donc sur le stéréotype), mais il ne fait aucun doute que sa lecture force à prendre un parti : est-ce de Rabelais ou non ? Répondre par l’affirmative à cette question revient à réduire Rabelais à son minimum, à n’y voir que la surface, à accepter le stéréotype rabelaisien. De ce choix, le préjugé ressort vainqueur et même renforcé. Répondre par la négative, d’un autre côté, suppose une exigence intellectuelle moins commune. Il s’agit alors d’interroger les œuvres à la recherche des significations enfouies et de les confronter à elles-mêmes, aux stéréotypes et aux significations apparentes. Non pas, comme dit Ourednik, « par ce que le langage peut dire, mais par ce qu’il pense, et comment il se pense lui-même (not through what languages can tell, but through what they think, and how they think about themselves [16]) ». Le livre exige une relecture, de même qu’un exercice d’attention et d’intelligence. Le lecteur s’engage en quelque sorte dans un combat contre le stéréotype et la pensée réductrice d’un langage aliéné en ses lieux communs. Ce processus se fonde sur une question préliminaire : pourquoi ce texte ne peut-il pas être de Rabelais ? Rien n’est donné d’avance, ni évident. Ourednik force le lecteur à en être un, à devenir un « suffisant lecteur », c’est-à-dire à réfléchir par soi-même, à prendre du recul, dans le but de discerner le préjugé de la vérité. Peut-être est-ce sa manière à lui de restituer (voire ressusciter, malgré son altérité inimitable) Rabelais aux lecteurs d’aujourd’hui, dans toute sa subtilité, ses exigences et ses valeurs propres.
L’œuvre de Patrik Ourednik en est une de traducteur, au sens profond que révèle ce terme ; travail créateur et modeste, où témoignage et subversion moqueuse se mêlent, sous l’égide d’une fidélité consciencieuse à la « vérité d’une époque ». Rabelais n’a jamais écrit le Traité de bon usage de vin qu’Ourednik lui attribue ; toutefois, son humour d’humaniste n’est pas si étranger au contenu du traité comme à la supercherie de sa publication. Mais le Traité de bon usage de vin recèle bien davantage que le pastiche d’une plaisanterie d’un autre âge. Par son propos – l’éloge savant du vin – il reproduit autant qu’il simplifie la pensée de Rabelais, pénétrant ainsi au cœur du stéréotype du rabelaisien excessif et joyeux ivrogne. C’est dans ce mouvement qu’Ourednik approfondit le lieu commun (« seul lieu où les gens peuvent se rencontrer en commun [17] ») et y insère des indices de son insuffisance.
Au-delà du style encyclopédique, exagéré, railleur, jovial, c’est toutefois le langage qui revit réellement, seul légataire de la vérité de son époque, avec toute sa charge d’expressions usées dont il faut réhabiliter le sens. On peut donc dire que ce livre constitue une réappropriation contemporaine de la « voix » rabelaisienne, plus que de sa pensée. Alors, sous le texte apparaît un autre texte, en filigrane, où nous sont rappelées, rafraichies par la main discrète d’un autre, la sagesse et la profondeur du rire rabelaisien dont le XXIe siècle devrait encore, dirait peut-être Ourednik, faire l’effort d’accueillir les lumières.