Tchécoslovaquie : les conditions de la culture

Publié le jeudi  7 juin 2012
Mis à jour le jeudi  21 janvier 2016

Tchécoslovaquie : les conditions de la culture

Encyclopaedia Universalis, supplément Année 1992


Avril 1990 : la « censure préalable », établie par le régime communiste après sa prise du pouvoir en 1948, abolie une première fois en 1968 et réinstaurée un an plus tard, vient d’être abrogée. De facto, elle n’existe plus depuis novembre 1989 : la Révolution de velours a fait éclater, en quelques semaines, l’ensemble des mécanismes régissant jusqu’ici le domaine médiatique et culturel. Un bouleversement sans précédent, certes. Mais à chaque révolution ses lendemains qui déchantent : rapidement, de nombreuses difficultés apparaissent dans le paysage culturel tchécoslovaque, dues aussi bien à l’inadaption aux nouvelles données qu’au poids de l’héritage stricto sensu.

En effet, si la période allant du Coup de Prague en 1948 à l’occupation du pays par les armées du pacte de Varsovie vingt ans plus tard apparaît aujourd’hui, sur le plan culturel, comme une réalité proprement historique, il n’en est pas de même pour la normalisation des années 1970, qui reste pour l’intelligentsia tchèque et slovaque, deux ans après la Révolution de velours, génératrice de traumatismes. La normalisation à la tchécoslovaque fut particulièrement systématique et aboutit, au cours des années 1970, à un isolement culturel qui à son tour engendra, dans la pensée sociale et politique, résignation et apathie.

La normalisation : purges et censure

On constate l’arrivée d’une première vague d’épuration, touchant essentiellement la capitale, dès 1969. Pendant un an environ, on assista alors à une migration culturelle vers les régions. Il n’était pas exclu, à cette époque, qu’un dramaturge, metteur en scène, critique littéraire ou historien, licencié de son poste à Prague, pût trouver un emploi plus ou moins équivalent en province. Des pièces de Havel ou de Kohout sont souvent restées au répertoire des théâtres de province pendant toute la saison 1969-1970 et au-delà, tandis que les éditions régionales publiaient Vaculík ou Kundera et que les bibliothèques offraient à leurs clients des ouvrages retirés de la circulation à Prague.

Le 1er octobre 1970 entra en vigueur l’arrêté du ministère de l’Intérieur ordonnant « des mesures d’urgence dans les lieux culturels afin d’y garantir la pureté et la transparence du travail idéologique » et provoquant une vague massive de licenciements. En quatre ans, ces licenciements toucheront, tous secteurs confondus, plus de 70 p. 100 du personnel artistique et scientifique, les maisons de la culture venant en tête (85 p. 100), suivies de près par les maisons d’édition (82 p. 100). [...] En ce qui concerne la production littéraire proprement dite, 1 487 ouvrages ont été mis au pilon ou « retirés de la circulation » dans le seul domaine tchèque et slovaque. 421 auteurs se sont retrouvés à l’index, dont 153 pour l’ensemble de leurs œuvres ; parmi eux, 21 auteurs classiques. Une trentaine d’écrivains étrangers, représentant un total de 130 titres, sont venus compléter cette liste. (À titre de comparaison, la liste des ouvrages « indésirables » éditée à l’attention des bibliothèques en 1960 faisait état de 6 590 titres.)

Plus subtiles furent les interventions pratiquées dans les textes des auteurs destinés à être « révisés », afin d’« anticiper les influences nuisibles et les idées erronées de certains ouvrages ». Parmi les porteurs d’idées erronées, Shakespeare, Lope de Vega, Calderón, Molière, Corneille, Goethe, Schiller, Dostoïevski, Gontcharov. Tchekhov, Whitman, Ibsen, Strindberg, Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Apollinaire, Shaw... [...]

Au total, quelque 10 000 interventions directes de la censure ont eu lieu en huit ans, qu’il s’agisse de représentations théâtrales ou musicales interdites, d’expositions jamais réalisées (dont celles sur l’art gothique en Bohême du Sud, sur l’art baroque à Pilsen, etc.), de manifestations culturelles avortées, de livres interdits ou retirés des bibliothèques ou d’« actualisations de texte ».

La censure n’épargnera pas plus l’Institut de la protection des monuments historiques, accusé de faire de la « propagande religieuse ». L’IPMH se verra interdire, à 129 reprises, la restauration de bâtiments appartenant à l’architecture sacrée. En outre, de nombreuses demandes de recherches archéologiques, ethnographiques ou historiques seront rejetées. 65 localités, déclarées pourtant « sites classés », vont être définitivement détruites durant les premières années de la normalisation.

Dissidence et « zone grise »

Face au choc de la normalisation, les intellectuels dissidents, coupés de leur entourage socio-professionnel, ont du mal à réagir.

À partir de la seconde moitié des années 1970 apparaissent pourtant des tentatives d’une action commune : la Charte 77 en sera le premier résultat concret. Plutôt que d’étouffer l’affaire, le pouvoir, en quête d’un ennemi idéologique, décide de l’exploiter : une « réponse du peuple aux traîtres » est organisée. Des milliers d’intellectuels et d’artistes (les plus sollicités étant les acteurs et les gens du spectacle bénéficiant d’une notoriété accrue dans la société) signent une proclamation « anticharte » dénonçant la lâcheté, l’arrogance et la vilenie des « traîtres ». Il est probable que ce fut la première faute stratégique du pouvoir : la croisade contre les dissidents a en même temps révélé leur existence au grand public. La « zone grise » – l’unique et indispensable lien entre la dissidence et la « majorité silencieuse » – s’élargit progressivement, les samizdats s’infiltrant plus facilement dans les milieux extra-dissidents. L’émigration, volontaire ou forcée, d’un certain nombre de figures de l’opposition permet de consolider les liens entre la dissidence et l’exil. La production samizdate se fait plus suivie et surtout plus diverse : des revues d ’histoire, de sociologie, de critique littéraire ou de théâtre apparaissent peu à peu – une centaine verra ainsi le jour durant la période 1977-1989 –, de même que de nouvelles collections littéraires. La plus ancienne et la plus régulière parmi celles-ci, la collection Moraillon (Petlice), dirigée par Ludvík Vaculík, publiera en quatorze ans d’existence plus de 350 titres, dont bon nombre seront repris par les éditions d’exil et réintroduits ensuite clandestinement en Tchécoslovaquie.

Il faut néanmoins nuancer : contrairement aux phénomènes polonais ou hongrois, le samizdat tchèque est longtemps demeuré au stade du simple manuscrit dactylographié, et a manqué cruellement – en dépit des systèmes de circulation mis en place – de contact naturel avec les lecteurs. Quant aux écrivains émigrés publiant dorénavant dans les maisons d’édition d’exil, seuls ceux qui avaient été systématiquement publiés dans leur pays avant 1968 (Kundera, Škvorecký, Kohout, Kolář...) jouissent d’un certain intérêt de la part des lecteurs anonymes ; la plupart restent inconnus, sauf de quelques initiés. Enfin, la « troisième voie », qui aurait perrnis d’exploiter l’espace qui s’offrait entre l’officiel et l’illégal, n’a jamais réellement existé en Tchécoslovaquie, la seule exception à cette règle étant due à la Section de jazz, association culturelle légalement déclarée, mais à laquelle son activité éditoriale a finalement valu d’être dissoute.

La fin des années 1970 a également vu l’extension, tout aussi relative, du « théâtre d’appartement », pendant logique et complémentaire à la production samizdate. De la même manière, des concerts rock underground se font plus fréquents, et plusieurs expositions sauvages ont lieu à Prague et dans ses environs.

Le pouvoir des sans-pouvoirs

En tentant de formuler les règles de la « vie dans la vérité », par opposition à la « vie dans le mensonge » institutionnalisée par l’idéologie communiste, Le Pouvoir des sans-pouvoirs de Václav Havel, écrit en 1978, résume en quelque sorte les inquiétudes des dissidents. Par définition, les dissidents forment une caste dans une société monolithique – et de la caste au ghetto il n’y a qu’un pas. Il n’est que deux possibilités. conclut Havel en substance : ou bien l’abattement et l’indifférence l’emporteront, et la société post-­totalitaire, ainsi pourvue de ses essentielles qualités, rejoindra les visions d’Orwell, ou bien le besoin d’une régénération morale deviendra un phénomène suffisamment important pour faire naître des tensions sociales qui aboutiront à la fin du régime.

Ces tensions sociales, les dissidents devront les attendre une dizaine d’années encore ; elles ne se feront réellement sentir qu’à partir de 1988, pour s’accroître très sensiblement au cours de l’année suivante. Autour des deux principaux groupes d’opposition, la Charte 77 et le Comité pour la défense des personnes persécutés, se forme, en 1988-1989, toute une structure de mouvements civiques et d’initiatives indépendantes. Pour la première fois depuis vingt ans, les intellectuels et les artistes issus de l’establishment prennent la parole pour défendre les dissidents : deux mille signatures sous la pétition demandant la libération de Václav Havel, arrêté en janvier 1989, serviront à l’opposition intellectuelle d’une sorte de répétition générale. Né dans les milieux théâtraux et cinématographiques et lancé en juin de la même année, le manifeste « Quelques phrases » mobilisera déjà près de trente-sept mille signataires. À moindre échelle, une évolution semblable a lieu dans les instances officielles des écrivains et des artistes peintres, à l’Académie des arts et dans les milieux scientifiques. L’Église, quasi absente de la scène politique et sociale depuis la guerre, renaît de ses cendres : plus d’un demi-million de croyants réclament ouvertement la liberté des cultes et la séparation de l’Église et de l’État. Enfin, une partie de la presse officielle prône dorénavant le dialogue avec l’opposition.

Huit jours après l’ouverture du Mur de Berlin. les événements du 17 novembre serviront de détonateur ; dès le lendemain se constitue, au théâtre Činoherni klub, le Forum civique, qui, par la suite, mènera le pays à l’élection présidentielle. L’engagement massif et immédiat des comédiens aux côtés des dissidents dans leur bras de fer avec le pouvoir a permis au mouvement de contestation de se propager rapidement à travers le pays. Ce rôle très actif des gens de théâtre dans la Révolution de velours est sans doute révélateur, le besoin de catharsis étant plus sensible dans le monde public du spectacle que dans d’autres secteurs culturels, moins sollicités, auparavant, par la propagande communiste.

Premier concerné par l’explosion sociale, l’univers des médias et plus particulièrement celui de la presse : plusieurs dizaines de nouveaux périodiques sont apparus dès novembre-décembre 1989. Parmi les plus importants, le quotidien Lidové noviny (Journal populaire) et l’hebdomadaire Respekt, tous deux anciens samizdats.

Le bouleversement le plus spectaculaire est néanmoins celui que connaît l’édition : entre novembre 1989 et mai 1990, le nombre des éditeurs passe de soixante à trois cent soixante-dix (ils seront mille cinq cents un an plus tard) et les écrivains jusqu’alors proscrits envahissent le marché. Un phénomène analogue se produit pour les auteurs dramatiques, pour les musiciens et pour les peintres : les fruits interdits tombent de partout et, durant quelques semaines, on assiste à une métamorphose quasi irréelle de la scène culturelle. Enfin la vie associative, jusqu’à présent étroitement surveillée par le pouvoir, connaît une vraie explosion.

Deux ans après

Avec la disparition du goût de l’interdit, l’enthousiasme des premiers mois se dissipe cependant assez vite : les lecteurs semblent saturés, les salles de théâtre se vident. Alors que la libération du marché a fait grimper les prix au-delà des prévisions les plus sombres, le ministère de la Culture se déclare dans l’impossibilité d’aider financièrement les institutions culturelles, fortement défici­ taires. Pour reprendre l’exemple de l ’édition, l’augmentation de 300 p. l00 des coûts de fabrication (représentant dorénavant 60 p. 100 du budget global, contre 20-25 p. 100 en Occident), accompagnée d’une chute des tirages, mène à des mesures draconiennes, dont le résultat n’est paradoxalement pas sans similitude avec la situation du début de la normalisation : Joyce, Bellow, Holan, Keats, Verlaine, Lautréamont, Dostoïevski, Akhmatova, Strindberg, Shakespeare et Dante seront parmi les premiers sacrifiés sur l’autel de la rentabilité. Aux difficultés liées à la production s’ajoutent les problèmes propres à la distribution : un déficit de 40 millions de dollars, dû à l’accumulation des titres publiés avant novembre 1989 et aujourd’hui invendables, paralyse les circuits habituels, alors que la privatisation amorcée du petit commerce ferait disparaître d’ici à un an, selon les estimations, 80 p. 100 des librairies existantes.

En dehors des aspects économiques, d’autres blocages apparaissent à l’épanouissement de la culture. L’héritage du totalitarisme et du centralisme excessif se montre « plus lourd que prévu » (V. Havel en janvier 1991). L’opportunisme dont a fait preuve la majorité des intellectuels durant les deux décennies précédentes culpabilise l’intelligentsia, et la notion de responsabilité collective refait régulièrement surface. C’est là, sur le plan psychologique, la différence essentielle avec l’état d’esprit – triomphant – des intellectuels au moment du Printemps de Prague, en 1968.

Par contrecoup, la société se cherche une nouvelle identité, aussi bien en renouant avec les valeurs de l’avant-communisme (sacralisation de Tomáš Garrigue Masaryk, le fondateur de la République) qu’en institutionnalisant de nouveaux symboles pouvant servir de points de repère à la société en effervescence, notamment en mythifiant le « mouvement estudiantin » de novembre 1989.

Il est évidemment trop tôt pour dresser le bilan de cette expérience unique que vit le monde culturel en Tchécoslovaquie : nulle part, en Europe de l’Est, le passage du totalitarisme à la démocratie n’a été aussi brutal et immédiat. Pris au dépourvu, les artistes et les intellectuels tentent aujourd’hui d’apprivoiser une liberté qu’ils n’attendaient plus.

IT : Velluto di Praga