TRANSCRIPT n°6, 2002
Le Voyage dans le vingtième siècle de Patrik Ourednik
par Radek Chromy
Le dernier livre de Patrik Ourednik, « Europeana. Brève histoire du 20e siècle », a été élu, en Tchéquie, « Livre de l’année 2001 » par un jury composé d’une soixantaine d’écrivains et de critiques littéraires.
Livre après livre, Patrik Ourednik remet en question les limites des différents genres, que ce soit dans ses dictionnaires « non-conventionnels » ou dans ses récits et sa poésie. Son dernier ouvrage, au titre quelque peu mystificateur, Europeana. Brève histoire du 20e siècle, ne fait pas exception. Il ne s’agit là ni d’un essai, ni d’un ouvrage de fiction ; disons d’un abrégé de l’éternelle et l’inexorable stupidité humaine, d’un précis des faits et des événements poussés, implacablement, dans leurs derniers retranchements, là où le fait apparaît comme un fruit de l’imagination, où la réalité et la fiction ne font plus qu’un.
Sur le plan formel, ce voyage dans le 20e siècle se présente pourtant comme une relation « objective » des événements et des particularités qui l’ont constitué – scientisme, eugénisme, communisme, nazisme, émancipation féminine, société de consommation, guerre froide, révolution technologique... Mais à partir de là, tout est faussé. La logique des faits, leur enchaînement, l’angle de l’observation, tout. L’événement obscur d’un vécu individuel est traité à pied d’égalité avec le fait historique supposé essentiel ; les statistiques produisent des quantités de chiffres « parlants » qui ne disent rien sur rien, des séries de dates historiques restent parfaitement et irrémédiablement stériles face à la moindre anecdote individuelle. Les théories et les discours convenus de la société occidentale – historiographie, philosophie, linguistique, psychanalyse, etc. – sont passés au crible et ridiculisés dans des abrégés pseudo-scientifiques et des raccourcis de vulgarisation, le narrateur se transformant tour à tour en une sorte de Chvéïk érudit ou d’un Dottore sorti tout droit de la commedia dell’arte.
Mais il y a pire encore : à la manière des anciens ouvrages scientifiques, le texte est accompagné de notes en marge, censées guider le lecteur et lui permettre d’ « aller droit à l’essentiel ». Ces quelques deux cents clichés et lieux communs détournés constituent à eux seuls un véritable Dictionnaires des idées reçues du 20e siècle, un synopsis d’une monstrueuse encyclopédie signée Bouvard et Pécuchet au sommet de leur science. Qu’on en juge : Les traditions se perdent, Tout n’est que fiction, Le déclin de l’Europe, Les femmes sont des êtres humains, La mémoire n’est pas constitutive, Dieu existe, Cytotoxicité macromoléculaire, Les Allemands étaient attentifs à l’hygiène, Tirer les leçons des erreurs du passé, Un monde plus humain, L’identité sociale, Le sperme des hommes de qualité, Le complot des Espérantistes, Retourner aux racines de la vraie sagesse, Les mentalités évoluent, L’art est décadent, La nature est-elle perverse ?, Le sujet pathologique a changé, Retour à la spiritualité, Au seuil d’un monde nouveau, Fin de l’Histoire, Un monde entièrement nouveau – etc., etc.
Mais la virtuosité de Patrik Ourednik n’est pas gratuite, et une sourde inquiétude émane de ces pages nous rappelant que si nous venons de quitter le 20e siècle, les démons qu’il a engendrés ne sont pas prêts à nous lâcher. Entre la dérision, l’humour noir et une anxiété diffuse, les Europeana sont à l’image de leur sujet. Souvenez-vous : un personnage d’Ulysse de Joyce décrit l’Histoire comme un cauchemar dont il tente de s’éveiller. Patrik Ourednik est ce personnage.