Fiction de la réalité ou réalité de la fiction ?
Vlastimil Harl
Postface à l’édition tchèque, Prague, 2001. Traduit par Marianne Canavaggio.
Qu’est-ce que la vérité historique ? La vérité littéraire ? La vérité de la mémoire ? La vérité du discours ? Ce livre ne fournit aucune réponse ou pire, il nous en fournit, nonchalamment, une telle quantité – on croirait assister à une dernière démarque à la solderie du vingtième siècle – que cela revient au même. Cependant il nous livre peut-être une piste avec le thème du Bug du Millénium : si les ordinateurs avaient identifié de façon erronée l’année s’annonçant pendant la nuit du 30 décembre 1999, cela aurait été « comme si le vingtième siècle et l’attentat sur l’héritier du trône d’Autriche n’avaient jamais eu lieu ». Comme si n’avaient jamais eu lieu deux guerres mondiales, la révolution bolchévique, les camps, la guerre froide, les années soixante et la société de consommation, la contraception et la conquête de l’espace, le village global et les bébés-éprouvettes, la chute du Mur de Berlin et la « fin de l’histoire », Dolly et les plantes transgéniques. Comme si n’était pas advenu le cyberespace et finalement pas davantage la hyperdémocratie de hypercitoyens totalement positive, optimisée, performante… Si l’on suit la logique ironique de Patrik Ourednik jusqu’au bout, le vingtième siècle serait alors devenu fiction ou, plus exactement, une autre forme de fiction.
Le texte de Patrik Ourednik, aux frontières de la littérature et de l’essai, est une manière provocatrice de réunir les éléments du moderne et du post-moderne, de façonner l’expérience d’un monde sans dieu par un assemblage d’épisodes fictifs, d’éléments réalistes, de données historiques. Stéréotypes et truismes omniprésents, retour cyclique des motifs, fragmentation du texte : la méthode choisie campe déjà le sujet.
Le mélange ambivalent d’éléments littéraires avec des éléments plus caractéristiques de l’essai historique, culturel et philosophique est un piège redoutable. Si l’on décide de lire le texte comme un texte de fiction, ce à quoi nous incitent le ton du narrateur, les réseaux d’associations et de connotations, les épisodes anecdotiques et l’humour glacial des notes de marge (au nombre de deux cents, soit deux par an, depuis À quoi sert l’électricité, Apocalypse et Arbeit macht frei jusqu’aux Une promesse pour l’avenir et Vivre en harmonie), on appréciera particulièrement les paraphrases de tout un arsenal de sciences sociales et de sciences exactes, accumulées comme en vue d’une gigantesque encyclopédie à la manière de Bouvard et Pécuchet. Mais les traces de récits, les citations et les paraphrases sont entrecoupées par le leitmotiv des horreurs des deux guerres mondiales et des crimes du communisme et du nazisme ; alors, la langue austère des nombres et des dates nous rappelle que ces horreurs sont réelles, et que la documentation proposée, c’est-à-dire la réalité, dépasse la plus morbide des fictions. Et, curieusement, les clichés et les insipidités les plus flagrantes prennent soudainement plus de relief, un relief plus réaliste, plus humain en quelque sorte… Mais ce mouvement opère dans les deux sens : si, au contraire, on prend le texte comme un essai historique et philosophique sur l’Europe du vingtième siècle, on est saisi par l’anxiété, l’incertitude, le malaise : est-il possible que la « voix du peuple » (ce que les gens disaient, ce qu’ils pensaient, ce qu’ils attendaient avec impatience), tout comme les discours des divers philosophes, anthropologues, mathématiciens, astrophysiciens, linguistes, sociologues, psychologues et autres n’ait été qu’élucubrations, parodie, fiction ?
La mémoire – mémoire de l’histoire, de ses protagonistes, « mémoire de la mémoire » – est l’un des thèmes les plus débattus par la philosophie européenne de la fin du vingtième siècle. Les témoins des événements qui ont constitué ce siècle disparaissent au même rythme qu’apparaissent les publications de vulgarisation, les émissions documentaires à la télévision – et les polémiques entre historiens. L’historiographie a subi plus de secousses et de transformations au cours des trente ou quarante dernières années que pendant toute son existence antérieure, pour déboucher finalement sur une situation aussi curieuse qu’inédite : les historiens ne sont même plus sûrs de ce qui doit constituer l’objet de leurs recherches, en d’autres termes, de ce qu’est l’histoire. Seule une chose paraît certaine : au seuil du vingt-et-unième siècle, nous sommes devenus otages de notre mémoire tout comme la culture occidentale dans son ensemble est devenue otage de ses erreurs, de ses errements, de ses utopies, de ses euphories. Le produit dérivé de cette situation est une permanente écume des jours : l’homme de la fin du vingtième siècle, nourri d’écrit et intellectuellement autonome comme jamais auparavant, a atteint un niveau d’infantilisme sans précédent. Il s’enivre de son narcissisme, se réconforte de son inutilité et communique, saisi d’une ardeur irrésistible, avec n’importe qui et sur n’importe quoi à l’aide de signes qui, pour signifier quelque chose, n’en expriment pourtant rien. Ce livre parle aussi de cela.
Essayiste, lexicographe, dramaturge, poète, Patrik Ourednik est un multirécidiviste dans l’exploration de la langue et du discours en tant que manifestation de la mémoire collective : livre après livre, il se saisit d’angles de vue nouveaux. Mais ce qui rend ses livres uniques dans le paysage littéraire tchèque, ce n’est pas seulement son goût pour des formes expérimentales, c’est aussi et avant tout la légèreté avec laquelle il jongle avec la langue du temps et la manière dont il parvient à saisir l’essentiel de la société et de ses discours établis par un ton faussement naïf, détaché, vaguement ironique – en fait, où commence l’ironie chez Patrik Ourednik ?