Folie que de ce...
Babelio, le 5 avril 2017
Oui ! Folie que ce texte complètement échevelé, pour ainsi dire inclassable, que l’on peine à ranger dans les essais historiques, philosophique, sociologique et autres si nombreux -iques (hic !) dont ce XXe siècle enterré mais par forcément mort nous a abreuvé jusqu’à plus soif, jusqu’à la nausée, parfois. Ces -iques et ces -ismes (isthmes/impasses des pensées totalitaires et totalisantes) dont ce siècle fut si gourmand, comme il fut gourmand de morts et de massacres ? Folie d’un texte dont le style, la mise en page, la présence régulière de didascalies – qui pointent d’ailleurs plus souvent des lieux communs, des absurdités, des détails sans grande importance qu’elles ne résument véritablement le texte en parallèle –, l’apparence de parfait salmigondis textuel et référentiel, les coq-à-l’âne incessants, des rapports volontairement équivoques entre propositions naturellement sans aucun rapports les unes avec les autres, des phrases plus ou moins longues mais d’où est ôtée toute ponctuation autre que celle du point – donnant l’étrange sensation de découvrir la récitation monotone, monocorde d’un élève à la mémoire phénoménale mais incapable de distinguer quelque hiérarchie que ce soit, lien, sens ou chronologie dans ce qu’il réciterait sans jamais pouvoir s’arrêter.
Folie d’un ouvrage qui s’apparente tout autant à un essai de pure littérature qu’à tout autre chose connue dans le domaine de la pensée.
Alors, on se laisse happer, bousculer, étonner, déranger, envoûter par ces espèces de « Je me souviens » extravagants, déments et pourtant vrais de bout en bout. Mais on aurait bien de la peine à retrouver de cette intemporelle tendresse qui donne vie et mesure au texte de Georges Perec, dont on ressent pourtant un peu le côté rengaine hypnotique et sans logique apparente ainsi qu’il est emprunt d’une grande distanciation. Et de passer de la longueur totale des soldats engagés durant les deux guerres mondiales, si l’on avait eu le loisir de les coucher, tête à pieds, les uns après les autres, à l’émergence de la psychanalyse ; de l’invention de la bombe atomique à la dramatique histoire de cette jeune violoniste juive ayant survécu à l’horreur parce qu’elle dû jouer des airs de – cynisme absolu – « La veuve joyeuse » à l’arrivée des déportés juifs du camp alsacien de Struthof ; de l’invention de la poupée Barbie à la mise en place des premiers véritables camps de concentration dans les premiers moments de l’encore jeune Russie soviétique... Et de revenir sans cesse sur les horreurs guerrières et politiques de ce XXe siècle macabrement fou à lier, d’insister, salutairement, sur les horreurs morbides des nazis tout autant que sur les aberrations volontaires et mortifères des communistes soviétiques, d’y revenir sans cesse et d’y laisser sourdre des parallèles, des rapprochements sans doute osés puisque décontextualisés mais tellement opérants et sidérants dans leurs horreurs respectives.
Folie ! Folie partout et dans tous les domaines de la pensée, de l’intelligence, de la recherche que Patrik Ourednik suggère – sans jamais apporter le moindre jugement moral, éthique, métaphysique ou philosophique explicite, ce qui ouvre la porte à des réflexions sans fin, possiblement sans réponse unique, mais indispensables –, impossible à rassasier, explorant ainsi des mondes méconnus de la science, de l’épistémologie, des sciences prétendument « humaines », ou encore des avancées techniques parfois parfaitement innocentes, dans un premier temps, et que l’humanité s’est pourtant acharnée à détourner pour subvertir le bien en mal. Alors, on dévore, on dévore encore et encore cette espèce d’inventaire monstrueux et joyeusement dépressif – parce qu’il submerge un état de bouffonnerie monstrueusement désespérée et grinçante au sein même des évocations et des souvenirs du pire que ce siècle tout juste achevé, mais toujours ancré, a délivré à la postérité.
De ce texte démesurément fou – et pourtant si gravement exact – on ressort lessivé mais, paradoxalement, plein d’une énergie étrange, presque écoeurante et sombre. Car on ne peut s’extraire de Europeana, une brève histoire du XXe siècle comme on y est d’abord entré. Et même si l’idée de « devoir de mémoire » nous semble toujours sujette à toutes les cautions possibles, même si l’histoire immédiate ou encore trop fraîche draine souvent plus de problèmes que d’éventuelles solutions, on ne peut s’empêcher de songer que ce XXe siècle fut celui de toutes les Folies Majeures, de la mort industrielle, des idéologies pestilentielles, de la Démocratie malmenée, du Capitalisme odieusement triomphant, des Grands Crimes Planifiés, et de nous rappeler, en une sorte de dernier rictus de clown dément que, même si « en 1989 un politologue américain inventa une théorie de la fin de l’histoire selon laquelle l’histoire avait pris fin [...] », il se trouvait malgré tout encore « beaucoup de gens [qui] ne connaissaient pas cette théorie et continuaient à faire de l’histoire comme si de rien n’était. »
Mais sans doute Patrik Ourednik, dont il nous tarde désormais de mieux connaitre l’oeuvre, et tout particulièrement son dernier titre paru aux – toujours incomparables et magistrales – éditions Allia, intitulé, comme un nouveau pied de nez, La fin du monde n’aurait pas eu lieu, titre si savamment intrigant, sans doute cet auteur tchèque résidant en France depuis une trentaine d’années, romancier, essayiste, praticien de l’imposture littéraire, écrivain non-conventionnel s’il en est, et traducteur, entre autres, de Samuel Beckett, sans doute s’est-il inspiré de ce texte poétique déroutant du grand dramaturge intitulé Comment dire ?, traitant à sa manière de cette folie des temps :
Folie –
Folie que de –
que de –
Comment dire ?
Folie que de ce –
etc.
Oui ! Folie que ces cents années récemment passées... Mais que dire déjà de celles en cours...?