Jan Zábrana : Toute une vie

Publié le dimanche  18 mars 2012
Mis à jour le mercredi  28 mars 2012

Jan Zábrana
Toute une vie

© Éditions Allia, 2005

Édition établie par Patrik Ourednik

Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio et Patrik Ourednik


J’ai enfin acquis la certitude qu’il est possible de courir tous les risques de la liberté – mais que celui de son absence n’est pas supportable. Je n’écris plus. Parfois, seulement, je lis ce qu’ils écrivent – ces jouvenceaux et ces salauds éternellement vieux. Satiram scribere, comme ce serait facile, sur leurs petits vomis. Mais je n’en peux plus.

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« Ils nous auront, ils nous auront tous… Ils ne sont pas pressés, ils ont le temps…, » me disait hier M. J’aurais voulu lui répondre : « Mais non ! J’ai une idée sensationnelle qui démolira leurs plans vite fait bien fait. Tu sais ce qu’on va faire ? On va mourir avant qu’ils nous aient eus. Si on meurt avant qu’ils nous aient eus, ils ne nous auront pas, tu piges ? Et toc ! Faut pas se laisser faire ! »

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Marquer pour le camp des vaincus… Qu’est-ce ma vie depuis mes dix-sept ans sinon la volonté de marquer pour le camps des vaincus ?

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Crains ceux qui ont vécu leur premier amour aux chantiers de jeunesse. Aux temps de l’autoprojection totale, où tout alentour est jeunesse joyeuse, enchantée, étincelante. Ceux-là sont prêts à fermer l’oeil sur un meurtre, de temps à autre.

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Plus on est mort, plus on est apprécié. Par le régime dans lequel je vis. Plus on est rassis, desséché, éreinté, désarmé – plus on est acceptable. Priorité aux calvities. Priorité aux varices. Priorité aux dentiers. Avec tout ça, on peut espérer un prix.

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Lorsque le désespoir
est incomplet,
lorsque l’espoir parfois
y lâche un pet…

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La première devise de l’homme vivant sous le communisme : ne leur dis jamais la vérité, ne leur dis jamais ce que tu penses réellement… C’est apparemment impossible, pervers, monstrueux, agir de la sorte… Apparemment… Ce n’est pourtant rien d’autre qu’une condition vitale dans un régime pervers et monstrueux.

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Entendu dans une taverne : « Les gens volent au-dessus des étoiles et vous vous soûlez la gueule dans ce troquet minable ! » « Et qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, fervente andouille ? »

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Manana sera otro dia.
Tomorrow is also a day.
Demain est un autre jour.
À d’autres !
Demain est une autre nuit.

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En RDA, une certaine Barbara Singer a présenté à une maison d’édition son premier manuscrit. La maison d’édition l’a passé directement aux flics, et Singer s’est retrouvée en taule. L’accusation reposait entièrement sur ce manuscrit, jugé subversif et contraire aux intérêts de l’État – mais quand Amnesty International a voulu intervenir en sa faveur en parlant d’un écrivain en prison, la RDA a répondu que Singer ne pouvait être considérée comme écrivain puisqu’elle n’avait jamais rien publié.

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Le mensonge s’impose en ordre mondial. Cette constatation de Kafka est la maxime la plus vraie que je connaisse sur le vingtième siècle. Personne n’a exprimé de manière plus concise ce qui se joue dans ce siècle. Encore cet aphorisme date-t-il de l’époque où tout cela ne faisait que commencer.

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Ce qu’il y a de terrible, c’est qu’en se penchant sur le passé dont elles n’ont pas vu l’autopsie, les jeunes générations d’aujourd’hui prennent pour de l’idiotie ce qui était de l’idéologie.

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Combien ont-ils été ceux qui ont tenté de dire la douleur douloureusement. Pendant toutes ces années. Combien vainement.