LA LIBRE BELGIQUE
12 mars 2004
Le XXe siècle à un train d’enfer
par Eric de Bellefroid
« Europeana », de vives lumières venues de l’Est par l’écrivain tchèque Patrik Ourednik
Le soleil se lève à l’Est. Le fait n’est pas nouveau, on l’avait déjà observé avec Kafka ou Kundera. Avec Europeana, une brève histoire du XXe siècle, Patrik Ourednik prolonge un courant en provenance d’Europe orientale. S’inscrivant toutefois à quelques égards dans une filiation mâtinée, pêle-mêle, de Céline, Perec, Queneau ou Leiris. Avec une première étrangeté, de pure forme, qui tient à l’absence de toute ponctuation, hormis les points, et des phrases déferlant en cascade au rythme d’innombrables conjonctions de coordination.
La chose n’est guère innocente parce qu’elle confère à cet essai la vitesse endiablée d’un train d’enfer qui filerait depuis Prague à travers l’Allemagne et le monde afin de couvrir l’histoire d’un siècle décidément extravagant. Cette cadence frénétique pourrait même agacer le lecteur qui aurait coutume de se cramponner aux virgules comme à des balises qui marqueraient au fil du texte d’indispensables paliers de réflexion.
Lancée à fond dans le brouillard, cette folle locomotive s’immobilise parfois en de brèves stations, puis recule et bifurque, pour repartir à toute vapeur dans une direction inconnue. Deux grandes étapes cependant ne cessent de jalonner le défilé de ce siècle, les deux grandes guerres qui ensanglantèrent l’Europe et ébranlèrent le monde. On y revient sans arrêt. Non sans passer par les grands mouvements de pensée, du déclin de la religion au fascisme et au communisme, via la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, le surréalisme, l’existentialisme, le consumérisme, l’écologie. Et le culte de la jeunesse, le racisme, le bug du millenium ou le Nouvel âge.
Une ère post-humaniste
Né en 1957 à Prague, Patrik Ourednik vit en France, où il s’était exilé en 1984. Traducteur en langue tchèque de Rabelais, Jarry, Queneau, Beckett, Simon ou Michaux, il signe ici son premier ouvrage traduit en français, élu « livre de l’année 2001 » en Tchéquie. La lumière crue qu’il jette sur les faits du siècle dernier a le don de relativiser la vérité historique, littéraire et mémorielle.
A peine vient-il de décrire les Allemands comme les rois du gaz, inventeurs de l’ypérite avant 1914 et du Zyklon B en 1940, Ourednik fait d’emblée le pénible constat que l’ère de l’humanisme a pris fin. « La grande déception du vingtième siècle fut suscitée par le fait que l’école obligatoire et l’instruction et la culture et le progrès technique n’avaient pas rendu l’homme meilleur et plus humain (...) et que de nombreux meurtriers et tortionnaires et criminels de guerre étaient amateurs d’arts d’opéra de poésie, etc. et avaient étudié les sciences humaines et la médecine. »
Alors que l’humour partout s’insinue entre les lignes, l’auteur nous laisse le soin d’une analyse propre à chacun à la lumière d’une multitude de menus chiffres, détails et anecdotes qui rendent le plus singulier relief à des événements parfois les plus anodins.