24 heures (Boris Senf)

Publié le mercredi  8 février 2012
Mis à jour le samedi  2 mars 2019

24 HEURES

23 février 2004

Histoire défaussée

par Boris Senf

Le XXe siècle restera-t-il dans les annales comme celui du faux érigé en système ? Avec Europeana - Une brève histoire du XXe siècle, Patrik Ourednik mine le bel édifice historique avec autant de subtilité que de brutalité.

Selon la version officielle de l’histoire, le XXe siècle serait finalement assez simple : prenez une poignée de totalitarismes, une légion de révolutions technologiques et informatiques, quelques guerres bien saignantes (ou encore : fumantes, chimiques, nucléaires) oblitérées aux génocides ; vous secouez le tout et vous obtenez le capitalisme mondialisé, soucieux de droit et de démocratie, de loisirs pour tous, sans parler des congés payés...

Si l’on accélère encore un peu la vitesse de synthèse, un siècle de massacres aurait accouché du meilleur des mondes possibles, citation de Churchill à la clé ! La preuve d’ailleurs : toutes ces horreurs sont aujourd’hui soigneusement étudiées par des collèges entiers de doctes afin d’éviter les retours de flamme du passé. Un passé qu’il suffirait ainsi de désigner, voire de décortiquer, pour le conjurer à jamais. Le cordon sanitaire n’a-t-il pas été bouclé un peu rapidement ?

Le petit vingtième

« (...) et d’autres philosophes disaient que les signes sur lesquels sont construits le discours et le monde sont sans signification aucune et que cette absence de signification entraînait la disparition du sujet et de la réalité elle-même et que l’histoire n’était qu’un mouvement incessant et informe n’exprimant rien et que tout était fiction et simulation. » Avec Europeana - Une brève histoire du XXe siècle, Patrik Ourednik mine le bel édifice historique avec autant de subtilité que de brutalité. « Le J sur les passeports signifiait JUDE : Juif et la cohabitation ethnique et le consensus national étaient les piliers de la Confédération suisse. »

Son récit, qui se présente fallacieusement comme un abrégé d’histoire – ouvert avec la Première Guerre mondiale en ce qui ressemble à un début de chronologie –, use d’une technique simple : l’accumulation de faits pour la plupart avérés selon une logique que l’on qualifierait de perverse si elle ne donnait pas des résultats plutôt probants. Abandonnant rapidement toute hiérarchie, toute velléité rationnelle de construire une histoire cohérente et cédant même volontiers au chaos le plus total, l’écrivain tchèque empile les « événements » et les discours – assénant par exemple sans transition l’idéologie antisémite nazie et les progrès de la médecine moderne – et crée des associations que chaque lecteur est libre, ou non, de suivre jusqu’à ses ultimes conséquences, humoristiques, absurdes ou terrifiantes. Sa « fausse histoire » évite ainsi les thèses trop voyantes pour suggérer un certain nombre de zones d’ombre, de non-dits et d’irrésolus récurrents d’un siècle qui n’a pas fini de hanter les consciences et les inconscients, notamment à travers les cicatrices mal refermées des totalitarismes.

De par ses origines slaves, Ourednik fouille aussi avec précision les fractures entre l’Ouest et l’Est. « Les historiens de l’Ouest disaient qu’il fallait leur (ndlr : aux gens de l’Est) laisser du temps et que les quarante années de communisme avaient créé comme un trou dans la continuité historique et effacé de leur conscience toute notion de dynamique de l’histoire. Mais les gens de l’Est voyaient les choses autrement et ils avaient le sentiment qu’ils pourraient fournir de précieuses informations sur le temps vécu et ils se sentaient abandonnés et mal aimés. » Un livre à faire lire à la jeunesse européenne (et donc suisse), histoire de lui faire fourbir ses questions.