Agoravox (Olivier Bailly)

mardi 7 février 2012
par  NLLG

AGORAVOX

4/11/2008

Europeana, une critique de la raison pire

par Olivier Bailly

Europeana, livre de l’écrivain tchèque Patrik Ourednik (publié aux éditions Allia), est en ce moment adapté pour le théâtre par Laure Duthilleul. Comment mettre en scène cet objet littéraire étrange et incomparable, drôle, subversif, corrosif qui contient en quelques pages toute la démence du XXe siècle ? La gageure est de taille, l’entreprise risquée, le résultat mitigé, mais cette adaptation théâtrale a au moins le mérite d’élargir encore davantage le cercle des lecteurs d’Europeana, livre salutaire et désespéré.

Europeana, c’est le bréviaire définitif, l’inventaire absurde de notre époque, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Ce livre a marqué tous ses lecteurs. Europeana, sous-titré Une brève histoire du XXe siècle (publié aux éditions Allia), est un objet qui échappe à toute catégorisation. Le vrai et le faux s’y mélangent, à l’instar du discours ambiant, allègrement confus.

Sauf qu’ici c’est pour mieux en dénoncer, sous couvert d’humour, les travers. Pourtant Europeana n’est pas un pamphlet. Ni un traité politique. Encore moins un livre d’histoire. C’est un récit littéraire qui condense en 151 pages l’essentiel de ce siècle qui érigea la raison au rang de déraison. C’est un livre sur la mémoire. Pas de vérité historique ici, mais une vérité ontologique. On sort d’Europeana exténué, comme on est sorti d’ailleurs du XXe siècle.

Ce qui n’est pas le cas après avoir assisté à l’adaptation scénique, pourtant intelligente, qu’en donne en ce moment même Laure Duthilleul à la Pépinière opéra. Il ne manque presque rien en effet pour que le spectateur en sorte remué, tant le jeu des deux acteurs, Sharif Andouma et Jonathan Manzambi, est fluide et léger, tant leur présence est rafraîchissante.

Mais adapter Europeana pour la scène est une gageure. Ce livre ne se laisse pas faire. Laure Duthilleul en a choisi des extraits. Etait-ce judicieux alors que l’ouvrage lui-même est sommaire et que rien n’y est de trop ? En amputant le texte elle lui retire de la densité. Mais les spectateurs qui assistent à Europeana connaissent-ils tous l’ouvrage de Patrik Ourednik ? Le mérite de Laure Duthilleul aura été au moins de le leur faire découvrir.

Certains des partis pris de cette dernière sont néanmoins à porter à son crédit comme celui d’avoir préféré mettre en scène deux protagonistes, alors que livre ne parle que d’une seule voix. On comprend l’enthousiasme de Laure Duthilleul devant ce texte qui n’a pas été écrit pour la scène. Mais si Europeana est décharné (parce que sans gras), il n’est pas désincarné, d’où le défi que Laure Duthilleul a tenté de relever.

En lui court un torrent furieux, une révolte, une colère, une rage. C’est cette rage, transformée en énergie, qui parcourt les deux acteurs d’Europeana. Et si Laure Duthilleul a réussi à faire passer sur la scène l’abasourdissement du lecteur, elle reste au seuil d’un palier semble-t-il infranchissable : l’inadaptation d’Europeana au théâtre.

Malgré une inventivité permanente (l’écriture de formules sur le rideau de scène, l’utilisation malicieuse de tel ou tel accessoire, un chewing-gum ou une perruque, le recours intelligent et dosé à la vidéo, tout comme à la musique du jazzman Bernard Lubat...), il ne s’agit pas de jeu théâtral, mais de la mise en espace d’une conférence qui penche hélas ici un peu trop vers le loufoque et l’absurde, délaissant son aspect scandaleux.

L’auteur d’Europeana, Patrik Ourednik, est Tchèque. Comme Kafka. Comme Jaroslav Hasek, l’auteur de l’inénarrable Brave soldat Chveik. Il est né en 1957. Il a donc connu son pays au temps du rideau de fer. Goguenard, pessimiste, provocateur, revigorant, ironique, persifleur, railleur, plein de dérision, Europeana est le livre d’un moraliste, celui d’un nouveau Candide. C’est férocement drôle. Pas comique, mais proche de cette drôlerie absurde qui confine au non-sens. On pense évidemment à Swift. Europeana, ce n’est pas de la rigolade. C’est éprouvant.

Depuis sa première parution en République tchèque, en 2001, Europeana a reçu un accueil public très favorable en Europe de l’Est. Vaclav Richter, journaliste à Radio Praha, en a parlé très justement.

Pour lui, il est « difficile de décrire ce livre insolite qui nous raconte le XXe siècle sans aucun ordre chronologique et compose devant le lecteur une mosaïque aussi bigarrée que bizarre. L’auteur saute avec une légèreté effarante d’un thème à l’autre en confrontant des événements, des mouvements, des épisodes souvent hétéroclites et en créant des contextes inattendus. Avec une fausse naïveté, il nous raconte des histoires parfois drôles, parfois atroces, il évoque des idées et des mouvements idéologiques qui ont marqué le siècle. Il nous amuse, il nous choque et nous pose énormément de questions sans jamais les formuler. Il ne porte jamais de jugements sur les événements, les idées et les idéologies dont il parle. Il se limite à les confronter et cela donne à son texte un effet comique souvent irrésistible. Le lecteur ne sait pas si tout ce qu’il lit est la vérité, si l’auteur se base sur de véritables documents historiques, s’il n’invente pas une partie de ses histoires à la manière des palabreurs, ces héros des romans de Bohumil Hrabal qui utilisent la réalité pour la déformer, la transfigurer et pour en nourrir leur fantaisie ».

Europeana, une brève histoire du XXe siècle est paru en France en 2004, chez Allia. Près de 20 000 exemplaires de ce petit livre rouge ont été vendus. Le livre en est à sa cinquième édition. Il a été traduit dans une vingtaine de langues. Un succès incroyable certainement dû au bon accueil de la presse, mais surtout, d’après Gérard Berréby, patron des Allia, grâce au bouche-à-oreille. « Les lecteurs ont joué leur rôle. Chaque lecteur de ce livre en a offert ou parlé à six autres lecteurs... ».

A la réception du manuscrit d’Europeana, son éditeur français en est sorti atterré, excité : « Patrik Ourednik a inventé un genre original pour parler de problèmes historiques, voire dramatiques du XXe siècle. Il les aborde en faisant toujours un pas de côté, pour aboutir à un point de vue auquel nous n’avons jamais été habitué, explique Gérard Berréby, patron des éditions Allia. C’est une vision très particulière, efficace, drôle. Son livre a une forme qui lui est propre. »

Ourednik, traducteur en tchèque de Rabelais, Beckett, Queneau, Michaux, ne se paye pas de mots. Il va à l’économie. Son récit est une espèce de ressassement, un ressac, un flux et un reflux. Une sorte de litanie agréablement monotone, sans virgule, mais ponctué de « et », comme un credo, comme une litanie, comme un dit très ancien, comme une incantation : « Les attaques aériennes sur la Serbie ont duré soixante-dix-huit jours et ce fut le premier conflit guerrier en Europe depuis 1945 et aussi la première guerre dans laquelle aucun soldat du camp victorieux ne tomba et les stratèges militaires disaient que c’était une promesse pour l’avenir et que dorénavant plus personne ne mourrait à la guerre hormis les ennemis ». La suite ? Il n’y en a pas. Après cette phrase, une autre phrase : « Les psychiatres disaient que la Première Guerre mondiale avait provoqué chez de nombreuses personnes des traumatismes restés enfouis dans l’inconscient et, dans les années 20 et 30, les gens ont commencé à être névrosés par inadaptation à l’état intérieur ou extérieur et, dans les années 60, l’Europe comptait 25 % de femmes et 15 % d’hommes névrosés et les journalistes disaient que c’était la maladie du siècle ».

Il n’y a ni début ni fin à Europeana. Un peu comme dans L’Innommable, ce roman sans issue de Samuel Becket. Car il n’y a pas d’issue.

Europeana semble écrit d’un trait. Et on ne peut le lire que d’un trait. De la première phrase – « Les Américains qui ont débarqué en France en Normandie étaient de vrais gaillards, ils mesuraient en moyenne 1,73 m et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne, ils auraient mesuré 38 km » – à la dernière.

Ce qui a pu tenter Laure Duthilleul dans Europeana c’est sans doute l’aspect dramaturgique de sa construction avec, en marge et en parallèle du texte, des sortes de didascalies qui donnent une cohésion à l’ensemble : « Les mentalités évoluent », « L’avenir est tissé d’émotions », « Interpeller les jeunes spectateurs », bref une bordée de lieux communs qui finalement structurent nos conversations quotidiennes.

Ces fausses didascalies ne donnent évidemment pas d’indication de jeu. Europeana est un défi pour la scène car il n’y a aucune montée dramatique. Pas de dénouement final, pas de chute spectaculaire. Le drame et l’absurde y sont continuels. Le livre est constamment sous tension. L’inquiétude est omniprésente. Le rire n’est pas là pour détourner, mais au contraire pour renforcer le malaise.

Un spectre hante ce livre, celui des camps de concentration. Auschwitz est le point nodal d’Europeana. On y revient sans cesse, métaphoriquement ou non. En le lisant, on ne peut que se souvenir de l’introduction du livre de Primo Lévi, Si c’est un homme : « Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que "l’étranger c’est l’ennemi". Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le lager ». C’est exactement le propos d’Ourednik.

Primo Lévi, comme tous les êtres doués de lucidité, était un prophète. Il sait qu’il doit sa survie non pas à la libération des camps, mais à la folie technocratique poussée jusqu’à l’absurde du système concentrationnaire nazi : « J’ai eu la chance de n’être déporté à Auschwitz qu’en 1944, alors que le gouvernement allemand en raison de la pénurie croissante de main-d’œuvre avait déjà décidé d’allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer... ». Sous ce régime nazi né dans le pays le plus évolué et cultivé d’Europe, il n’était qu’une pièce interchangeable, un élément du stock, géré comme tel.

Dans La Barbarie ordinaire, superbe livre sur le peintre déporté Zoran Music (éditions Gallimard), Jean Clair, son auteur, explique ceci : « Dans le vocabulaire du camp, le détenu était ein stück, une pièce. Quand l’un d’eux mourait, les SS disaient : "il nous manque une pièce"... Celui qui débarquait au camp n’était pas appelé ein Zugänger, un nouvel arrivant, mais "ein zugang" - un nouvel arrivage. Ce vocabulaire abstrait de l’efficacité technocratique a désormais envahi notre quotidien. Quand, au début des années 80, "les services du personnel" ont été remplacés dans la nomenclature des administrations privées et publiques par les "départements des ressources humaines", on a pu penser que le nazisme qui avait perdu la guerre avait en revanche gagné les esprits ».

Le livre d’Ourednik sonne comme un avertissement. Toutes les tartufferies y sont brocardées avec une insolence joyeuse. La fin de l’histoire, par exemple, la fumeuse théorie de Francis Fukuyama, figure, comme il se doit, à la fin de cette (brève) histoire : « Mais beaucoup de gens ne connaissaient pas cette théorie et continuaient à faire de l’histoire comme si de rien n’était ».

Le livre se termine ainsi.