Le Soir (Salim Jay)

Publié le samedi  10 mars 2012
Mis à jour le samedi  2 mars 2019

Une brève histoire du XXe siècle ?

Salim Jay

Le Soir, 31 janvier 2012

L’écrivain tchèque Patrik Ourednik (né en 1957 à Pragne et vivant à Paris depuis 1984) n’a pas placé de point d’interrogation, là où j’en ajoute un. De quel droit douter de sa probité dans le choix du sous-titre de son ouvrage Europeana. Une brève histoire du XXe siècle (Allia, 2010) ? Ourednik, qui a été traduit par Marianne Canavaggio, est l’auteur de dictionnaires, d’essais, de récits, de recueils de poésie et il a traduit en tchèque Rabelais, Alfred Jarry, Raymond Queneau, Samuel Bechett, Claude Simon et Henri Michaux. Son œuvre de traducteur nous éclaire sur l’apparente énigme qu’est Europeana. Son récit possède une forme de grâce qui n’étonnerait pas chez un angora mâtiné de chat de gouttière. Et d’ailleurs, on pourrait lancer à Ourednik cette interjection dont le dictionnaire nous dit qu’elle exprime la surprise, l’admiration et dont un exemple se trouve chez Huysmans : « Mâtin, vous ne vous refusez rien, vous ! »

Voyez comment Ourednik fait débuter sa narration : « Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards, ils mesuraient en moyenne 1 m 73, et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne, ils auraient mesuré 38 kilomètres. »

Ourednik s’empare des événements et des fantasmes, il triture ou désosse les discours, les faits, les rancœurs, les préjugés, les dégoûts et les illusions, les défaites et les victoires, les enthousiasmes et la révulsion, le dépit et la grandeur. Au fond, son livre eût pu s’intituler Retouche à une histoire du XXe siècle, la retouche étant, sous la plume vagabonde du poète Daniel Boulanger une évocation cinglante et rêveuse qui tend à réinventer les humeurs et les situations.

Raillerie, vraiment ? Non pas. Europeana reprend à son compte toutes les horreurs accomplies et en déploie les épisodes comme on étend du linge au soleil. Mais ça ne sèche pas, sous sa plume ! Le sang barbouille-t-il le sens ? Il circule dans les mots et entre les mots. La prouesse d’Ourednik, à partir des ressources de la stupéfaction, c’est de déposer sur la page invraisemblable imbroglio de drames, de duperies, d’hostilités proclamées, de préjugés partagés et de violences induites. L’humour lisse les phrases, quand c’est encore possible.

Et, sinon, Ourednik possède un don pour l’effroi impassible, sans démonstration ostentatoire de sa compassion : sa révulsion tourne autour du XXe siècle comme un satellite qui chercherait une porte de sortie. Cette porte ne saurait être celle d’un grand magasin universel même si, nous rappelle en conclusion l’écrivain tchèque « en 1989 ; un politologue américain inventa une théorie de la fin de l’histoire selon laquelle l’histoire avait pris fin puisque la science moderne et les nouveaux moyens de communication permettaient à tous de vivre dans le confort » « et que le citoyen était en fait un consommateur, et le consommateur était en fait un citoyen et que toutes les formes de société tendaient vers une démocratie libérale ». L’éditeur de Patrik Ourednik commente Europeana : une brève histoire du XXe siècle en affirmant : « On croirait assister à une dernière démarque de la solderie du XXe siècle ». Il y a de ça, en effet. Cependant, aucun article ne vous sera remboursé, car nul ne dispose du ticket de caisse correspondant à son entrée dans la vie.

Claude Mineraud qui avait neuf ans en 1940 cite dans son ouvrage Un terrorisme planétaire : le capitalisme financier (La Différence, 2011) une dépêche de l’Agence France Presse qui semble tout droit sortie du discours estomaqué de Patrik Ourednik : « L’affaire DSK aura tout de même du bon pour les États-Unis : cacher la dette abyssale du pays que le monde de la Finance ne saurait voir… »

Et, tandis qu’Ourednik nous a fait revivre stroboscopiquement l’histoire du XXe siècle, en nous replongeant dans des les affres de deux guerres mondiale, Claude Mineraud nous assure que « la Troisième Guerre mondiale a commencé il y a maintenant près d’une trentaine d’années lorsque, sous l’effet de la mondialisation et de la massification des entreprises à l’échelon international, le financier a opéré un drastique renversement des valeurs en mettant l’économique sous sa domination, l’asservissant à l’irresponsabilité et à l’irrationalité du transfert déstabilisateur et quotidien de gigantesques flux de capitaux. »

L’originalité de son propos tient au fait qu’il s’agit du refus d’obtempérer de la part d’un homme qui fut entrepreneur dans le courtage d’assurance « clé de voûte d’affaires prospères ». Il a pu « mesurer, in situ, les forces de destruction du capitalisme financier. » Patrik Ourednik sera-t-il visité par l’intention de fournir sa propre version de la protestation de Claude Mineraud contre « le fanatisme d’une libéralisation de la circulation des capitaux qui livre les pays pauvres, ou en voie d’émergence, à la rapacité d’oligarchies maffieuses, projetant la planète entière dans les vertiges suicidaires d’une spéculation institutionnelle » ?

Si nous n’êtes pas convaincus que le XXIe siècle tourne le dos à ce dont il devrait se préoccuper en premier, souvenez-vous qu’« un enfant meurt toute les 5 secondes dans le monde par manque d’eau potable » ainsi que nous le rappelle Erik Orsenna dans L’avenir de l’eau (Fayard, 2010), cité fort à propos dans Un terrorisme planétaire.