Europeana, une brève histoire du XXe siècle, par Patrik Ourednik
Lexicon Angel, le 19 avril 2010
Les jeunes gens disaient que le racisme était un corollaire du monde ancien et qu’il fallait repenser le monde et que la télévision et le réfrigérateur importaient moins que l’amour et l’épanouissement. Et ils refusaient que leurs parents leur dictent leurs études et leur interdisent de fumer et de s’accoupler et de porter les cheveux longs etc. Et en 1968 des révoltes étudiantes ont éclaté en Europe occidentale et les étudiants montaient des barricades et allaient dans les usines et tentaient de convaincre les ouvriers que le monde devait changer de base et écrivaient sur les murs LE BLEU RESTERA GRIS TANT QUE PERSONNE NE L’AURA INVENTE et SOYEZ RÉALISTES DEMANDEZ L’IMPOSSIBLE et IL EST INTERDIT D’INTERDIRE et L’IMAGINATION AU POUVOIR et occupaient les amphithéâtres et les théâtres et s’accouplaient de différentes manières et discutaient de politique. Les années soixante ont représenté une rupture importante dans l’histoire de la société occidentale car le confort matériel s’est imposé et les femmes ont eu accès à la contraception et les jeunes gens sont devenus une composante significative de l’opinion publique et peu à peu les gens moins jeunes ont eux aussi commencé à s’habiller avec décontraction et à s’accoupler de différentes manières et à exprimer des pensées audacieuses et non conformistes. Et les sociologues disaient que la société bourgeoise avait vécu et qu’elle avait été remplacée par une nouvelle forme de société qu’ils caractérisaient comme adolescente et ils disaient que cela témoignait d’une rupture radicale dans l’évolution de la société occidentale et qu’il importait d’y réfléchir. Et certains philosophes disaient que le culte de la jeunesse était l’une des plus grandes âneries dans l’histoire de la pensée et qu’il était symptomatique qu’elle ait été promue par les fascistes et les communistes et que les sociétés démocratiques avaient été assez stupides pour le reprendre à leur compte mais d’autres disaient que c’était dans l’ordre des choses et que la jeunesse était peut-être stupide mais qu’elle faisait preuve de dynamisme ce qui était positif. Les sociologues disaient que le fait d’être positif était une valeur nouvelle dans la civilisation occidentale et qu’elle avait remplacé les valeurs humanistes traditionnelles qui ne correspondaient plus à l’état de la société. Être positif signifiait que les gens allaient considérer l’avenir avec confiance et faire du sport et vivre de façon saine et harmonieuse et aller régulièrement chez le médecin et atteindre un âge élevé et travailler avec assiduité pour profiter de leur retraite et s’habiller avec décontraction. Et plus personne ne voulait être pauvre et tout le monde voulait un réfrigérateur et un téléphone portable et un animal de compagnie et une vie sportive et une carrière dynamique.
L’histoire du XXe siècle comme un long montage de faits rapportés (« ils disaient ... », « ils disaient ... », « ils disaient ... »), montage d’autant plus déconcertant qu’il est exclusivement articulé par « et », pas même le « et alors » des histoires enfantines, non, un simple « et » tout sec qui laisse au lecteur le soin de se débrouiller pour faire un lien entre ce qui le précède et ce qui le suit. Une sorte de gigantesque catalogue de faits, à l’image du discours médiatique ambiant, qui ne prend forme que par ses retournements sur lui-même et ses auto-références.
Ci-dessus, par exemple, Ourednik règle en une page leur compte aux années soixante-dix en passant de la télévision et le réfrigérateur importaient moins que l’amour et l’épanouissement à tout le monde voulait un réfrigérateur et un téléphone portable et un animal de compagnie et une vie sportive et une carrière dynamique.
L’écho est parfois plus lointain, ainsi, quarante pages plus loin, on a du arriver aux années quatre-vingt : (...) et les pays développés s’enrichissaient et le chômage augmentait parce que moins il y avait de gens qui travaillaient plus ils devenaient riches et les agences de publicité inventaient des réclames originales et malicieuses et les compagnies d’assurance proclamaient SOYEZ RÉALISTES DEMANDEZ-NOUS L’IMPOSSIBLE et les constructeurs automobiles proclamaient L’IMAGINATION AU POUVOIR et les fabricants de poudres à laver proclamaient LE BLEU EST RESTE GRIS TANT QUE NOUS NE L’AVONS PAS INVENTE et dans les pays démocratiques on a voté des lois instaurant qu’un président ne pouvait remplir qu’un ou deux mandats de quatre ou cinq ans afin que soit assuré l’apport d’idées audacieuses et le renouvellement dynamique de la société.
Certains échos sont si lointains qu’ils apparaissent comme des leitmotive dans ce déluge de faits apparemment inessentiels. Ainsi, comme dans l’extrait donné plus haut, le retour obsédant du terme « positif » qui s’annonce très tôt dans le livre et sous les auspices les plus inquiétants :
Les états-majors annonçaient dans des communiqués que la guerre touchait à sa fin et qu’il ne fallait pas succomber au découragement ni à la lassitude et qu’il fallait être patient et positif et en 1917 un soldat italien écrivit à sa sœur JE SENS M’ABANDONNER PEU A PEU CE QU’IL Y AVAIT DE BON EN MOI ET JE ME SENS DE JOUR EN JOUR PLUS POSITIF.
Peut-être y a-t-il là, dans cet inquiétant positif qui crève obstinément la surface de cette brève histoire, comme un brèvissisme raccourci du XXe siècle : JE SENS M’ABANDONNER PEU A PEU CE QU’IL Y AVAIT DE BON EN MOI ET JE ME SENS DE JOUR EN JOUR PLUS POSITIF. Rideau !
Somptueuse marqueterie d’une langue de bois qui ne nous choque plus (cette langue dont on fait les « faits ») et que seule cette accumulation vertigineuse fait apparaître dans son énormité, merveilleux « kaolidoscope » ! Prix du meilleur livre tchèque en 2001.