Le Magazine littéraire (Bernard Fauconnier)

samedi 10 mars 2012
par  NLLG

Un épineux dossier

Bernard Fauconnier

Le Magazine littéraire n° 516, février 2012


Patrik Ourednik s’est fait connaître au monde il y a une dizaine d’années avec Europeana. Une brève histoire du xxe siècle, traduit en près de trente langues, qui contait en effet l’histoire du siècle à travers ses langages, stéréotypes et lieux communs. Écrivain tchèque établi en France depuis 1984, traducteur lui-même de Rabelais, Jarry, Beckett ou Boris Vian, Ourednik s’emploie moins à raconter des histoires qu’à traquer les pièges et les ruses du langage. Classé sans suite, son nouveau roman, est à ce titre une œuvre brillante, déconcertante, au point que l’éditeur a jugé utile d’en fournir un mode d’emploi en fin de volume, sous la forme d’un éclairant essai de Jean Montenot. Un livre inclassable, diront ceux qui aiment la littérature sur rails, en tout cas fort drôle et, disons-le sans attendre, traduit avec une rare virtuosité.

Cela commence par l’intrigant et laconique descriptif d’une partie d’échecs, ce jeu où il ne s’agit au fond que de perpétrer le meurtre du roi ; puis voici les personnages :Viktor Dyk, un vieux misanthrope, écrivain raté amateur de fausses citations, qui n’est pas sans rappeler le vieillard atrabilaire du Whatever Works de Woody Allen, posant sur le monde un regard impitoyable. En l’occurrence, c’est vers la Prague post-communiste et ses concitoyens, jugés ineptes, que Dyk dirige ses flèches assassines. Puis, entre en scène un policier, Vilém Lebeda, enquêteur fumeur de pipe à la Maigret, qui se penche sur une affaire de meurtre vieille de quarante ans et classée sans suite. Si vous ajoutez un viol d’étudiante, un suicide suspect, quelques indices parcimonieusement distillés, vous avez en apparence tous les ingrédients d’un polar somme toute classique, émaillé pourtant, dès l’entrée, de dialogues métaphysiques et hilarants à la Samuel Beckett.

Mais Ourednik ne mange pas de ce pain-là. À mi-roman, l’auteur nous interpelle, à la manière de Diderot dans Jacques le Fataliste : « Vous avez l’impression que l’action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous ; les chances sont égales. » Elles le sont en effet, car c’est bien au lecteur de faire son chemin dans ce labyrinthe borgésien où compte avant tout ce qui échappe au récit proprement dit : digressions succulentes, histoire nationale, portrait au vitriol d’une République tchèque saisie par le crétinisme, graffitis sur les murs, personnages improbables et pittoresques, tout ce qui dans un roman échappe aux conventions du récit, lui est irréductible et en fait le vrai prix : le langage, la dénonciation des clichés, le vide sidéral et répétitif des conversations du quotidien. À ce titre, Classé sans suite, « cold case » à la manière vieille Europe, c’est-à-dire posant les questions sans se soucier d’y répondre, pourrait bien s’imposer comme le nouveau Paludes de l’ère postmoderne.