Postface de Jean Montenot : Libre suite à « Classé sans suite »

mercredi 14 mars 2012
par  NLLG

Libre suite à « Classé sans suite »

Jean Montenot

Libre suite à Classé sans suite

(postface au livre)


« Quant au lecteur, il a définitivement compris qu’il n’y comprendra définitivement rien. » Classé sans suite, ch. XXXVII
« Un livre qui ne contient pas son contre-livre est considéré comme incomplet. » J. L. Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » dans Fictions.

Le lecteur qui vient d’achever Classé sans suite, s’il a joué le jeu et accepté les termes du pacte de lecture, ne laisse pas d’être perplexe. Il s’est passé quelque chose – c’est certain – mais quoi au juste ? Quel est ce « quelconque bien spirituel » qu’aux dires mêmes de l’auteur son lecteur serait en droit d’attendre au titre d’un « retour sur investissement » (ch. XXIV) ? Il y a bien une intrigue ou plutôt des intrigues mêlées et pas trop clairement démêlées, certaines l’étant dans le cours du récit, d’autres paraissant devoir défier la sagacité du plus scrupuleux des « lecteurs-limiers ». Il y a bien des personnages agissant et parlant, mais qui tendent à se dissoudre dans les mots mêmes qu’ils prononcent et qui, ce faisant, contribuent à la formation d’un univers singulier à la fois immuable et constamment en train de s’effondrer sur lui-même. Le tout est piloté en sous-main par un Narrateur facétieux et instable. Celui-ci, non content de bousculer le lecteur, brouille les pistes en changeant constamment de position. Il affecte tantôt d’adhérer au récit qu’il narre au point de se laisser contaminer par les sentiments et la manière de parler du personnage dont il rapporte les faits (ou les méfaits), tantôt il adopte une posture de neutralité, de franche indifférence voire de désinvolture, feignant d’être un témoin aussi impuissant que le lecteur de ce qui se passe (ou ne se passe pas) au fil d’un récit plus que déroutant : « Nous avons entamé ce récit sans intention particulière, ni pensées corrompues ; nous ignorons comment il finira, pourquoi même il finirait... » (ch. XXIV). Il incombe au lecteur, cela va sans dire, de renouer les fils de cet odradek littéraire d’un genre nouveau.

Comme tout roman digne de ce nom, Classé sans suite est en outre émaillé de considérations sur l’histoire universelle, sur l’improbable « tchéquité », sur la jeunesse, sur la modernité, sur la valeur pratique de l’anthropologie, sur la relation entre la littérature et la vie, sur l’influence supposée bénéfique des abeilles pour l’écosystème, etc. Le lecteur trouve ainsi son content de vérités banales ou paradoxales dont tout amateur de littérature est friand et dont la valeur de vérité tient surtout à ce que, intégrées au récit, elles en sertissent les situations concrètes. Au vu de tous ces ingrédients, la question revient cependant : à quel jeu l’auteur joue-t-il ? Puzzle (l’analogie est indiquée p. 141), matriochka, partie de Cluedo ou d’échecs ? Classé sans suite est d’abord un roman original dans la mesure même où, tout en subvertissant les procédés classiques (et moins classiques) du genre, il invite le lecteur à prendre sa part au travail de création du sens. Le Narrateur s’en explique d’ailleurs obiter dictum dans une adresse au lecteur digne de l’auteur de Jacques le Fataliste : « Notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l’impression que l’action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous ; les chances sont égales. […] Qui c’est qui sait comment ça finira ? On s’embrouille parfois dans sa propre vie sans même s’en apercevoir ; il en va de même pour les personnages de roman » (ch. XXIV). Si l’on veut s’épargner comme lecteur le ridicule d’être l’idiot de la farce, il faut passer Classé sans suite au démêloir [1]. En d’autres termes, à l’instar de celui (fictif) de The God of the labyrinth d’Herbert Quain, le lecteur de Classé sans suite se doit d’être « plus perspicace que le détective » [2] et se faire le logisticien des « possibles narratifs ». Avec cette différence remarquable que Classé sans suite existe bel et bien puisqu’on vient de le lire tandis que le roman d’Herbert Quain, lui, n’existe pas, sinon à l’état de résumé par le compte-rendu que J. L. Borges en donne dans son « Examen ». C’est là un degré d’existence littéraire intermédiaire qui, soit dit en passant, l’apparente au roman de Viktor Dyk alias Viktor Jary, La Vie devant soi, dont l’intrigue est résumée au chapitre XIV.

1. Ad facta

À dire le vrai, la partie n’est pas jouée d’avance tant les niveaux de lectures de Classé sans suite s’emboîtent les uns dans les autres. En première approche, cela ressemble à un thriller ou à tout le moins à une parodie de thriller. Un accident qui s’avère être un suicide, un viol, deux tentatives d’incendie du Club des retraités, les méfaits d’une mystérieuse bande de « saboteurs publiphobes » et, pour compléter le tout, un meurtre, plus ancien d’une quarantaine d’années et non élucidé, qui s’est passé du côté du Roc de l’Ours (première mention, allusive, p. 28) sont les fils apparemment décousus d’un roman dont il faut restituer la trame [3]. À quoi il faut ajouter que le roman se ponctue par un événement qui relance l’énigme et qui, in cauda venenum, contraint le lecteur à réviser toutes ses conjectures : la défenestration (accident, meurtre ou suicide) « en plein jour » de M. Prazak. Le personnage est apparemment secondaire, mais, si l’on prend au sérieux les quelques indications données passim au cours du récit, son rôle pourrait bien être plus important et sa mort avoir quelque rapport avec le suicide de M. Horak et le meurtre du Roc de l’Ours.

Le Narrateur ne faisant rien (ou le minimum) pour lui venir en aide, le lecteur doit ainsi faire le tri entre les indices pertinents et les fausses pistes, garder en mémoire les personnages méritant de retenir son attention et ceux qu’il peut négliger. Toujours aux aguets, le « lecteur-limier » progresse avec méfiance et se demande constamment si ce qu’il lit est ou non important pour résoudre l’énigme (ou les énigmes) que – et c’est là une des conventions du genre policier – l’Auteur soumet à sa sagacité [4]. Et il ne saurait être question de s’en remettre à Vilém Lebeda, l’inspecteur de police, sorte de pendant pragois de Jules Maigret dont il a l’embonpoint, la méthode d’enquête – comprendre les hommes pour comprendre leurs actions – et un même goût pour la pipe. Ce dernier en effet ne paraît pas avoir vraiment envie de tirer au clair les affaires dont il a la charge, d’ailleurs celles qui devaient se dénouer se dénouent de fait sans lui ou en son absence. Il n’y a pas d’aide à attendre non plus de l’adjoint Benedikt Sverak, dit « la Pile », ou du détective privé Havlik qui, sans doute à la demande de Viktor Dyk, fouine du côté du couvent cistercien d’Osek.

Un thriller donc, mais un thriller dont les éléments ont été mélangés avec soin. Par exemple, que faire du chapitre I, énigmatique transcription d’une partie d’échecs ? Seul un lecteur avisé aura reconnu la variante Breitner-Paul du Gambit du Roi, ouverture qui remonterait par ailleurs au XVe siècle [5]. Si l’on veut comprendre le statut de chapitre, il faut évidemment le rapporter au diagramme du chapitre XXIII [6], ce même diagramme qui figurait sur la coupure de journal trouvée dans la boîte à chaussures que Dyk senior est très certainement allé récupérer, à la fin du chapitre XIII, au domicile encore sous scellées de la défunte Madame Horak [7]. Il ne semble cependant pas indispensable de faire un lien entre cet article de journal et celui que l’obscur détective privé Havlik trouve dans une valise du côté des monts Métallifères où il est allé enquêter. Ce dernier diagramme est, lit-on au chapitre XVII, extrait de la rubrique Échecs, à la page 16 d’un exemplaire jauni de l’hebdomadaire Le Monde est à nous. Mais c’est là un lien trop ténu pour le considérer comme une indication sérieuse. À première vue, ce premier chapitre n’a donc aucune incidence directe sur l’intrigue et semble faire partie de ces « détails-leurres » que l’on peut négliger, tout au plus est-on tenté de le tenir pour un simple ornement, une facétie pédante de l’Auteur.

Pourtant, s’il est un peu attentif, le lecteur ne pourra pas s’empêcher de rapprocher ce premier chapitre du propos échangé entre Viktor Dyk et Vilém Lebeda (au ch. XXXIII), les deux principaux protagonistes de Classé sans suite. En effet, au cours de leur déjeuner au restaurant, Vilém Lebeda évoque devant Dyk (et donc aussi devant le lecteur qui en apprend ispo facto et in fine la nature) l’affaire non résolue du meurtre du Roc de l’Ours – une jeune femme tuée de seize coups de couteau dont l’assassin n’a jamais été retrouvé, crime depuis longtemps classé sans suite mais dont Lebeda s’occupe à ses heures perdues et sur laquelle enquête peut-être en parallèle le détective privé Havlik. On y apprend incidemment au cours de la conversation que Lebeda est amateur d’échecs tandis que Viktor Dyk senior, après avoir affirmé qu’il ne jouait pas, finit par admettre savoir « pousser les pièces ». Pourtant, dans la suite de la discussion, Dyk reprend Lebeda alors que ce dernier comparait les échecs à la guerre, et l’invite à un rapprochement, à ses yeux plus pertinent, puisqu’il les compare à un meurtre. Indications gratuites pour leurrer un lecteur déjà passablement égaré ? Mais ce dernier sait depuis la p. 94 que Dyk n’est pas à proprement parler un « amateur » aux échecs, puisqu’il connait par cœur la solution du diagramme figurant dans la boîte à chaussures récupérée dans l’appartement de madame Horak, et qu’il est même un joueur averti puisque le Narrateur précise que Dyk connaissait une solution alternative ignorée par le rédacteur de la rubrique. C’est donc un élément important de la psychologie de Dyk. Cela le distingue de Lebeda d’autant plus que l’on apprend plus loin (ch. XXXVI) que si Lebeda avait vraiment appris à jouer aux échecs, il aurait sans doute plus rapidement compris, non pas tant ses dossiers en souffrance, que la diversité irréductible des spécimens humains – « les gens étaient divers » – et toute la vanité qu’il y a à vouloir les accorder entre eux par quelque conduite philanthropique que ce soit.

Bien davantage qu’un ornement destiné à brouiller les pistes, le leitmotiv des échecs a donc une fonction structurale dans le roman, lequel peut même être lu – mutatis mutandis – comme une partie d’échecs entre l’auteur et le lecteur, l’auteur déplaçant ses pièces, disons pour simplifier les chapitres du roman ou, à tout le moins, ses unités narratives cohérentes (UNC), et le lecteur interprétant ces déplacements dans son jeu à lui, à savoir le livre virtuel qu’il ne peut s’empêcher de recomposer, surtout s’il persiste en « lecteur-limier » (LL) à n’y voir qu’un puzzle policier. Le premier chapitre forme donc, comme dans un système monadique ouvert ou inachevé, une sorte de miroir concentré de l’univers romanesque de Classé sans suite pour lequel il fait fonction de péristyle. On pourrait penser que le lecteur aura gagné la partie s’il résout l’énigme, autrement dit si, à la fin de la lecture, il partage l’impression de Lebeda du chapitre XXXVI qui tout en s’enivrant de « huisky », se persuade qu’il a enfin compris quelque chose, grâce d’ailleurs à des « informations » qui « lui faisaient défaut » (et dont le lecteur ne saura rien), lesquelles « s’emboîtaient les unes dans les autres comme les pièces d’un puzzle ». Une telle grâce est refusée au lecteur – sinon sous la forme illusoire et provisoire d’une illumination fugitive que dissipe aussitôt une information supplémentaire rendant caduque la construction mentale par laquelle il s’était prévalu d’un eurêka. Aussi devra-t-il se résoudre à accepter qu’il en va dans les romans comme dans la vie : certains développements et certains événements de l’existence demeurent à jamais dénués de signification logique, sinon incompréhensibles, du moins irréductibles au principe de raison suffisante et inaccessibles à la perception distincte. Au mieux pourra-t-il croire que leur signification est profondément enveloppée dans les degrés inférieurs de la matière inconsciente, ce qui revient pour lui à admettre qu’il y a un Dieu qui règle et harmonise le jeu des monades entre elles, hypothèse métaphysiquement un peu lourde, et pataphysiquement inacceptable.

On aura compris qu’on ne peut s’en tenir à ce premier niveau de lecture – celui du thriller – et qu’à supposer même qu’on en découvre les tenants et les aboutissants grâce à une patiente remise en ordre des éléments dispersés du puzzle, il se comprenne :

 1) que Mlle Reis a été violée par le loueur de bateau, le p’tit Ted (élément évident que l’Auteur donne au lecteur comme on sacrifie un cavalier ou une tour dans une partie échecs), qui est par ailleurs le fils de Mme Prochazka ;

 2) que Viktor Dyk jr est le demi-frère de Vilém Lebeda ;

 3) que ce dernier dispose d’informations permettant sans doute de confondre Viktor Dyk, informations probablement consécutives à ses contacts avec la police de Budapest, mais qu’il n’en fait pas usage parce qu’un lien d’estime et d’admiration l’unit au père putatif de son demi-frère et que, à l’instar du Prophyre Petrovitch de Crime et châtiment, il pense pouvoir l’amener par d’autres voies à résipiscence ;

 4) que Dyk senior fait un coupable idéal pour le meurtre du Roc de l’Ours (ou un autre ? voir note 11, § 2), si les chefs d’inculpations n’étaient pas prescrits. On pourrait cependant, malgré son âge (que l’on connaît grâce au début de son roman autobiographique, ch. XIV), l’inculper d’avoir été à l’origine du suicide de Mme Horak ainsi que de celui de M. Prazak (voir ci-dessous pt. 13) ;

 5) que la victime des coups de couteau pourrait bien être Annie I. Elle aurait dérobé l’incunable au couvent d’Osek, probablement le Manuscrit de Göttingen et ce, très vraisemblablement, à l’instigation du père de Vilém Lebeda ;

 6) que cela est sinon corroboré du moins tout à fait compatible avec le fait que Viktor Dyk jr avait bien cinq ans cette année-là – il est né en 1958 comme Vilém Lebeda – et que c’est aussi l’année de la mort de sa mère, coïncidence qui ne saurait être fortuite dans un roman de ce type ;

 7) que parmi les mobiles plausibles du meurtre du Roc de l’Ours, il faut retenir le fait qu’Annie I, étant donné son caractère anxieux, avait dû avouer à Viktor Dyk sr que Viktor Dyk jr n’était pas son fils : circonstance banale qui déplaît aux hommes en général et aux misanthropes en particulier ;

 8) quand bien même ce motif « psychologique » n’aurait guère pu à lui seul s’avérer décisif, on peut également considérer à charge sa cruauté envers les coléoptères, carabes et autres animaux particulièrement chers à la mentalité tchèque et y déceler le signe univoque de tendances sadiques mal refoulées chez un homme déjà mûr ;

 9) que cela expliquerait le désintérêt de Viktor Dyk pour son fils, abandon que ne saurait justifier seulement sa pédophobie manifeste, laquelle peut être tenue, toutes choses comprises par ailleurs, comme une circonstance atténuante ;

 10) que l’on peut penser qu’il est indirectement responsable du suicide de Mme Horak (v. ci-dessus point 4), puisque nous savons que cette dernière s’était ouverte à Prazak de ce qui s’était passé au Roc de l’Ours ;

 11) qu’il aurait engagé Havlik pour retrouver des notes manuscrites, peut-être autographes, comprenant la solution d’un problème d’échecs en lien avec le manuscrit dérobé au couvent d’Osek (v. point 5, ci-dessus) [8] ;

 12) qu’il est responsable des incendies en voulant éliminer des témoins gênants (une relecture attentive permettrait d’en faire le dénombrement exact, mais pour mettre le lecteur sur la voie, citons la mystérieuse Helenka [ch. XII]) ;

 13) qu’il est directement ou indirectement à l’origine de la mort de Prazak, lui ayant envoyé un sbire pour le déstabiliser, M. Fiala lui proposant une somme faramineuse pour lui racheter la bergerie dans laquelle a peut-être eu lieu le meurtre du Roc de l’Ours ou un autre (ch. XXXV). Rappelons que Viktor Dyk habite le quartier depuis cinquante ans et en connaît donc bien ses habitants.

 14) Etc.

Et quelque valeur on reconnaisse à ces déductions et à d’autres, parfois contraires, que le lecteur ne manquera pas de faire par lui-même [9], on ne saurait s’en contenter pour soutenir que ces déductions du « lecteur-limier » suffisent à conférer à ces anecdotes la valeur d’une intrigue – fût-elle policière – ni même que le sens qu’elles pourraient donner au roman épuise celui de Classé sans suite. Il faut savoir renoncer aux calculs trop savants et s’en remettre à une interprétation moins sourcilleuse. Car, comme un Bohumil Hrabal, auquel il s’apparente par la verdeur du style, Classé sans suite met en cause l’idée même d’achèvement et la sacro-sainte loi de la nécessité interne de l’œuvre littéraire. Chez lui comme chez son illustre devancier, tout est recherche de langage, le vitalisme en moins, une bonne dose d’humour en plus. Le texte de Classé sans suite laisse ainsi le lecteur-limier dans la situation de celui de Tendre barbare : il est « comme [devant] une rue éventrée et il [lui] appartient […] de jeter sur les torrents disparates des phrases et des mots des passerelles à chaque fois qu’il lui plaira, de poser une planche ramassée au petit bonheur, par laquelle il pourra passer de l’autre côté » [10]. Dans ce roman work in progress, l’inutile et le superflu oulipesques jouent un rôle analogue à ces éléments de l’ADN d’une espèce qui, bien qu’étant sans fonction assignable, s’avèrent être la condition même de l’évolution de ladite espèce, celle-ci pouvant d’ailleurs, suivant les critères retenus, aller vers la néguentropie ou l’entropie. C’est pourquoi le déchiffrage partiel (et même complet) du thriller ne vaut en fait que comme l’indication superficielle d’un autre niveau de lecture [11], propre pour le coup à la prose ourednikienne, et qui requiert sinon un lecteur du type de celui qu’appelle de ses vœux l’avant-propos de Tendre barbare, du moins ce que nous appellerons un « lecteur-herméneute » (LH). On se permettra aussi de qualifier cum grano salis ce second niveau de lecture de « métaphysique » et « d’existentiel » dans la mesure où il sape l’élément même à l’intérieur duquel l’illusion du sens a pu naître : la parole.

2. De gestis Bohemorum ut vitæ veritatisque speculum

L’essentiel n’est plus dès lors pour le « lecteur-herméneute » de chercher à introduire un ordre dans les différents niveaux de l’intrigue afin de lui restituer un quelconque caractère d’intelligibilité – parti pris dans lequel ne pouvait que s’enferrer le « lecteur-limier » [12], et à destination duquel l’Auteur n’a de cesse d’entrelarder son récit d’indications induisant ce que Barthes appelait des « effets de réel » –, mais de tenter d’apprécier l’intention qui porte cette complexité. Il faut ici oser tout de go une hypothèse. De même que toute pensée est avant tout pensée contre soi-même (comprendre : contre les illusions spontanées de la conscience donatrice de sens), de même toute – vraie, bonne – littérature est écrite contre la littérature (comprendre : contre la fausse promesse de sens dont elle est toujours implicitement porteuse). Classé sans suite, faux roman policier et vrai thriller métaphysique, s’inscrirait dans la perspective paradoxale d’une œuvre littéraire dont la fonction est de dénoncer les termes mêmes du contrat tacite de lecture, plus ou moins léonin, plus ou moins sibyllin, qui fonde sinon tout écrit littéraire en général, du moins toute entreprise romanesque en particulier. L’Auteur, en jouant en apparence le jeu formel du roman, plus particulièrement du roman policier – type romanesque qui se prête, à dire le vrai, le moins à ce genre d’expérience –, aurait eu pour souci premier d’annuler l’illusion fondamentale de cohérence que tout roman prétend introduire dans la vie. Que fait au fond un roman ? Il « meuble » pour un temps l’existence de son lecteur d’un certain nombre de faits plus ou moins fictifs, plus ou moins vraisemblables et ce faisant l’incite à croire que, par la vertu de leur reprise narrative, il est possible de donner du sens à l’ensemble des événements qui se produisent dans une existence, dans celle fictive des personnages d’abord, puis par capillarité dans celle réelle du lecteur. Le tour de force de Classé sans suite est de pousser jusqu’à l’extrême cette imposture en relançant constamment l’intérêt du lecteur par des artifices qui sont autant de promesses déçues : multiplication de détails censés faire sens à propos de tel et tel personnage ou touchant au développement des intrigues principales et/ou secondaires, introduction de récits dans le récit, développements narratifs, dialogiques ou oniriques pouvant être lus à part, considérations sur le caractère des peuples ou des individus, etc. L’histoire du meurtre du Roc de l’ours, par exemple, a-t-elle un intérêt tel qu’elle mérite d’être racontée ? Le lecteur peut en douter, quelque soit la sympathie qu’il éprouve par ailleurs pour Vilém Lebeda qui y porte un intérêt précis. Les rêves de Viktor Dyk jr, le fils hébété de Viktor Dyk, ont-ils un intérêt, sinon pour un aficionado des interprétations psychanalytiques ? [13] Le « destin dykien », « père nazi, fils résistant, plus tard employé insipide et écrivain raté » et au total retraité assez peu sympathique – mérite-t-elle d’être aussi complaisamment mis en mots ? Évidemment pas, en tout cas pas selon les codes traditionnels du roman – même si Ourednik s’efforce de donner à ce retraité chauve, « malingre », affecté de petites manies, un passé trouble et des pensées qui, pour lestes et basses qu’elles soient, l’élèvent au-dessus de la moyenne des autres personnages qui traversent le roman, tels des ectoplasmes fatigués ou des carabes en sursis.

Reste que dans son incapacité même à donner sens à tout ou partie des événements qui lui sont contés, le lecteur ne peut y voir que l’image grossie, mais à peine déformée, de son propre tourment devant la question du sens. La conversation entre Dyk et Lebeda (chapitre XXXIII) évoque explicitement ce locus communis du « roman miroir de la vie » (speculum vitæ), passage qui tout en révélant une des clés de la création romanesque ourednikienne en est aussi une mise en abyme pleine d’humour. [14] On ne peut s’empêcher ici de voir, dans ce que les commentateurs de Stendhal appellent une intrusion d’auteur, la pensée cardinale de l’Auteur : le caractère irréductiblement dépourvu de signification de l’existence humaine en général, a fortiori de l’existence des personnages de roman. « Oui ! Nous naissons dans un roman dont le sens nous échappe et le quittons sans avoir rien compris » ajoute Viktor Dyk (ch. XXXVII), comme pour bien enfoncer le clou là où il fait du bien. Cependant, et Ourednik le sait autant qu’un autre, c’est précisément parce qu’aucune vie ne se laisse ramener à un destin, ni exprimer par un récit, que l’on ne peut s’empêcher de multiplier les récits qui donnent à chacun l’illusion que sa vie a un sens, voire un sens élevé au rang d’une destinée. La raison d’être ultime de la parole humaine, au-delà de sa fonction utilitaire d’ailleurs discutable – les animaux communiquant, par toutes sortes de médiations, passablement mieux entre eux que les hommes –, serait non pas tant de donner du sens à l’expérience vécue, que de fournir à chacun de quoi masquer son impuissance à donner sens à sa vie – autrement l’impossibilité clore de façon satisfaisante cette totalité ouverte et finie qu’est chaque existence humaine. Pas d’exaltation de l’acte d’écrire – Ourednik n’est pas Hrabal : il ne croit pas à l’Aufhebung de la vie par le récit de la vie et l’expérience de Viktor Dyk montre assez que la rédemption de la vie mutilée par l’art tourne court. Mais plutôt chez Ourednik la démonstration, sérieuse et amusante, par récurrence et par l’absurde, de l’inanité du jeu littéraire lorsqu’il se prend au sérieux et qu’il prétend distiller des vérités au lecteur : « À quoi il faut ajouter le handicap traditionnel des écrivains tchèques : ils prennent leurs livres au sérieux. Dyk perdit un temps fou à trouver l’idée directrice et à enchevêtrer les vérités discrètement morales qu’il convenait de faire entendre dans un roman ». Tout aussi sensible que Hrabal au ridicule qu’inspire le tableau de la vie humaine et aux contorsions maladroites des individus pour s’y ménager un œcoumène vivable, Ourednik, contrairement à Hrabal, n’y voit pas le signe somme toute encourageant d’une quelconque vitalité.

C’est aussi pourquoi, dans Classé sans suite, le langage tourne à vide. C’est bien un thriller, mais un thriller métaphysique au sens strict du terme si l’on admet que la métaphysique est une branche du roman policier. La victime n’en est ni la malheureuse jeune femme seize fois poignardée au Roc de l’Ours, peut-être parce qu’elle avait dérobé des manuscrits précieux au couvent d’Osek (ch. XXXIII), ni la pauvre madame Horak, qui fatiguée de vivre aurait mis fin à ses jours (ch. VI), ni le perspicace imbécile inspecteur Benedikt Sverak assommé à la fin du chapitre XXXIV, ni la malheureuse Mlle Reis, violée une seconde fois spirituellement par la bêtise crasse de Sverak qui reçoit sa déposition dans une scène d’interrogatoire du plus haut comique (ch. XXX), ni M. Prazak, le « débris au béret » qui, victime de ses propres vertiges métaphysiques (ch. XXXV), de ses trous de mémoires (ch. XXXVIII) et tourneboulé par l’offre immobilière aussi étrange qu’incongrue (ch. XXXV) du maquignon Rudolf Fiala, finit défenestré (ch. XL), pas davantage enfin la victime virtuelle, le quidam qu’il aurait pu envoyer ad patres dans sa chute même. Non, la vraie victime de Classé sans suite n’est autre que le langage, ou plus exactement – car Ourednik est indéniablement un styliste raffiné – la croyance dans les pouvoirs du langage à avoir prise sur la réalité. C’est ce qu’a très bien compris Vilém Lebeda, dans sa méditation lucide du chapitre XXXI : l’inanité de la parole politique dont les slogans tournent à vide et qui ne valent guère mieux que les graffitis publiphobes. Pendant de la méditation précédente, mais remplissant la même fonction, il faudrait étudier les commentaires de Viktor Dyk à la lecture des petites annonces du journal (ch. XXIX). Vides, creuses, absurdes même, toutes les discussions qui de loin en loin animent les habitués du banc de M. Dyk ou les ragots des habitants de l’immeuble au-dessus du Club des retraités pendant les interrogatoires. Sans valeur réelle, on l’a vu, la tentative par laquelle Dyk essaie en écrivant un roman de remplir un peu une vie désœuvrée depuis que son veuvage l’a conduit à renoncer à la collecte des coléoptères (ch. XI) : « Finalement il décida d’écrire un livre » précise le narrateur ; on aurait presque envie d’ajouter « De guerre lasse ! », étant entendu que Dyk n’était plus tout à fait en âge pour tromper son ennui ontologique et son acédie spirituelle en trombinant ses collègues féminines : épreuve d’autant plus pénible pour Dyk qu’il ne disposait d’aucune méthode pour le guider dans son entreprise de création [15]. Mais c’est au total l’expérience de l’apprentissage de la parole par Viktor Dyk jr qui fait le mieux ressortir que « le langage [est] chose inutile, car impropre à la communication interpersonnelle » (ch. XI). La sollicitude angoissée d’une mère et l’erreur qu’elle fit en interprétant son « premier mot » – gmaï – comme cri de douleur étant à l’origine de sa relation dégradée à la langue. Lorsqu’il passe de sa mère Annie I à Annie II, les choses, loin de s’arranger, se dégradent même, l’âme pieuse et l’érudition théologique de l’adulte chargée de remplacer la mère défunte, achevant de rendre idiot le malheureux Dyk jr. Il faut dire que, lorsqu’il tente d’avoir recours « à une forme plus évoluée de communication », il constate, au fond avec une certaine sagesse acquise per experientia vaga, que cela ne pouvait guère lui être profitable. Sur ce point, il n’est d’ailleurs pas sûr que son père présumé – pater semper incertus – Viktor Dyk, bien qu’il se situe à un degré bien plus élevé de maîtrise du langage, soit beaucoup plus avancé que son fils « incapable de recracher une phrase » (à Lebeda, ch. XXXIII). Certes, Dyk senior fait impression sur les imbéciles qu’il rencontre avec ses citations pseudo-bibliques, ses manières de pseudo-érudit, sa pose d’écrivain ou de scénariste vintage, mais au fond il n’est guère dupe de l’inanité de ses propos. Bref, dans le roman la défaite du langage est le signe le plus évident de la défaite des individus. La langue n’y est certes pas cet élément reliant « existentialement » l’homme au monde « humain » des significations et des chairs coprésentes, elle n’est pas cette parole qui révèle quelque vérité que ce soit du monde et de la pensée, mais un ébruitement de non-sens, des signes proférés par des êtres dénués de substances, comme évidés. Contrairement aux apparences, Dyk jr, avec ses cauchemars et sa souffrance somme toute réelle, n’est pas de ce point de vue le personnage le plus fat de l’histoire.

3. De personnis apud Urednikem

Texte éminemment littéraire, Classé sans suite se doit comme toute fiction romanesque de fournir sa galerie de personnages, ces « points de fixations traditionnels de la critique et des théories de la littérature » [16], êtres de papiers qui achèvent de conférer à ce roman expérimental son emblématicité.

Viktor Dyk est sans conteste celui des personnages à propos duquel Ourednik est le plus disert, et de fait le personnage le plus complexe, multiple jusque dans ses trois avatars narratifs, comme personnage clé des intrigues principales de Classé sans suite, comme auteur d’un roman paru sous le pseudonyme de Viktor Jary et intitulé La Vie devant soi, et comme héros de la susdite fiction dans ses deux versions, celle écrite et celle publiée après approbation et correction par la censure. [17] Tout au long du roman, à mesure que le lecteur découvre le récit de sa vie, il prend la mesure de sa psychologie assez retorse, laquelle n’aurait pas déparé un roman houellebecquien – le rehaussant même. C’est un retraité misanthrope assez ordinaire – trait de caractère qui le distingue nettement de Vilém Lebeda, l’autre personnage central, à ceci près que ce dernier en rabat un peu sur son humanisme, contraint de s’adapter tant bien que mal au monde tel qu’il est, tandis que Viktor Dyk, à l’inverse, survit très bien en renforçant cet aspect de sa personnalité. [18] Sa tendance à dauber son prochain est assez mal contrebalancée par ses fantasmes sexuels ou par son aptitude à reconnaître ses pairs (lorsqu’il rencontre Lebeda, par exemple). Dyk n’est pas moins creux que les autres personnages sans substance, mais il en a davantage conscience. La vacuité d’autrui lui saute aux yeux, mais il ne se fait guère d’illusion sur la sienne, et est disposé à accepter le rétrécissement de son existence, plus proche en cela du Lao-tseu que du Jésus-Christ d’Une trop bruyante solitude [19].

Tenant à la fois du Maigret de Simenon et du Porphyre Petrovitch de Dostoïevski, Vilém Lebeda, dont le nom signifie « mauvais herbe » en tchèque, est l’autre personnage clé. Il a lui aussi fait l’expérience du vide abyssal des liens interhumains et a renoncé (partiellement) aux illusions que son éducation « humaniste » lui avait inculqué. Restent les personnages secondaires, qui traversent le roman et qui font l’objet de multiples variations quant à la technique de caractérisation. À cette dernière, ressortit aussi le procédé consistant à introduire un personnage par un signalement spécifique et à en faire par la suite sa signature [20]. La manie des citations de Viktor Dyk permet ainsi de reconnaître qu’il est l’interlocuteur de Havlik dans la mystérieuse conversation téléphonique du chapitre XVII, comme celle des dates du petit Ted Prochazka par laquelle on comprend qu’il a violé Mlle Reis (ch. XXXIX), qui fonctionnent comme autant de signalements de l’identité du locuteur dont l’Auteur omet soigneusement de nommer. Pour d’autres personnages secondaires, l’Auteur utilise la technique classique consistant à ne pas dévoiler immédiatement au lecteur le nom du personnage qu’il introduit. Ainsi l’étudiante qui cherche son chemin au chapitre II n’est désignée par son nom que dans la scène du viol au chapitre IX. M. Prazak, d’abord simple « débris au béret », ne reçoit son identité qu’au chapitre V, etc.

Il faut enfin souligner l’étrange géographie, mi-réaliste, mi-imaginaire de Classé sans suite. Pour un lecteur français, ces indications de lieu, nombreuses et souvent précises, n’ont pas le même effet que pour un lecteur tchèque ou un lecteur connaissant Prague. Ce dernier ne manque pas d’être quelque peu dérouté lorsqu’il lit que la rue Hollar et la rue Puklic se trouvent à proximité de l’Avenue Roosevelt – il n’y pas plus de rue Puklic à Prague que de Mansfield Park dans la campagne anglaise – ou que voulant se rendre sur les lieux du déjeuner entre Dyk et Lebeda, notre pragois de souche cherche l’angle de la rue des Hussites et de la rue Veleslavin. Le thème récurrent du cimetière vient d’ailleurs renforcer cette déréalisation de l’espace (qui accompagne du point de vue narratologique le brouillage lié à la destruction systématique de la séquentialité temporelle du récit). Le lecteur français peut se figurer les monts Métallifères comme de redoutables reliefs, il n’en est rien, bien moins que notre Jura, quelque chose qui ressemble aux Vosges ou à la Voïvodine chère à Vlad l’empaleur… Le pont de la Révolution, où le petit Ted tient son commerce de barques, n’a pas davantage de référent réel. Ironie de l’histoire, mais ce n’est certainement pas un hasard, si la rue Puklic et la rue Hollar sont imaginaires, il y a non loin de l’Avenue Roosevelt, une rue Reis – autrement dit, l’étudiante tire son nom même de la rue qui existe réellement et où elle a été violée imaginairement. Savant dosage de réalité et de fiction, de lieux réels et de lieux imaginaires, de personnages ayant des référents plausibles dans la réalité, tout ceci donne le sentiment d’une désintégration progressive de la construction romanesque. Ourednik a réussi à accomplir (avec des moyens différents, cela va sans dire) le projet tout flaubertien d’écrire un livre sur rien. [21]

Mieux : avec humour et virtuosité, il a écrit un livre burlesque sur le rien. Après tout, Kant, lui-même, n’avait-il pas orné sa célèbre Critique de la raison pure (AK III, p.233) d’une très sérieuse et, cependant d’un irrésistible effet comique, « table de la division du concept de rien » ?


[1Sinon autant le classer sans suite, et l’envoyer «  aux archives  », id est Ad acta : titre original du roman paru en tchèque en 2006

[2Jorge Luis Borges, «  Examen de l’œuvre d’Herbert Quain  » dans Fictions, Gallimard bilingue, p.137.

[3Le seul lien manifeste, par ailleurs fourni par le Narrateur lui-même, est bien entendu Vilém Lebeda qui s’occupe, à des titres divers, de chacune de ces affaires. Nous avons délibérément laissé de côté les nombreux récits annexes, connexes et secondaires qui mériteraient d’être longuement commentés non seulement pour eux-mêmes, mais pour leur fonction de contrepoint aux intrigues principales : le récit de la mort du père d’Annie II, la «  tata folle  » de Viktor Dyk jr, le résumé du roman de Viktor Jary, les cauchemars de Viktor Dyk jr, le mort de Najman, etc., étant entendu qu’il faut se garder de mettre sur un même plan narratologique et ontologique un récit véridique, un récit fictif et des récits de rêve. Une analyse structurale desdits plans narratologiques du roman – ce n’est pas le lieu de l’entreprendre dans le cadre d’une postface – ne pourrait faire l’économie d’une étude systématique de la situation et de la fonction de ces récits dans l’économie générale de l’ensemble.

[4Sur ce point le lecteur consultera J. L. Borges, «  Le Roman policier  », dans Conférences, Folio Essais, Gallimard, 1985, p.188 sqq.

[5La première transcription de cette ouverture est de Luis Ramirez de Lucena, non pas dans son célèbre Repetición de amores y Arte de ajedrez de San Roman, mais dans le Manuscrit de Göttingen (dit), 1485, dont la paternité lui est aujourd’hui unanimement attribuée par les spécialistes.

[6On remarquera, une fois n’est pas coutume, que l’Auteur vient opportunément au secours du lecteur en intégrant à son récit une illustration, un bon schéma valant en l’occurrence mieux qu’un long discours.

[7En atteste le fait que Dyk arbore par la suite ses nouvelles chaussures qu’il fait selon une coutume traditionnelle baptiser à deux reprises sa nouvelle paire par Mme Prochazka (ch. XIII) et par Lebeda (ch. XXXIII). Rappelons que la Tchéquie est réputée pour ses usines de chaussures (Bata, etc.) et que Patrik Ourednik souligne dans un article paru dans la revue luthérienne Moravští bratři (n°92, octobre 2008) que la coutume tendait aussi à se répandre dans certains milieux de la société française.

[8La question reste pendante : dans cette hypothèse, le problème d’échecs avait-il ou non un lien avec la partie dont traite le Manuscrit de Göttingen  ? La position à laquelle aboutit la partie jouée à Marienbad en 1963 est-elle une réplique d’une position déjà connue au XVe siècle  ? Les joueurs en étaient-ils conscients  ? Une étude plus serrée de ladite hypothèse imposerait des recherches qui dépassent le cadre de cette postface destinée à un large public.

[9Il pourra par exemple ajouter que si Lebeda n’inculpe pas Viktor Dyk, c’est parce qu’il sait que son père est aussi indirectement responsable de ce drame familial, puisqu’il a peut-être diligenté le vol de l’incunable. Ou encore que les cauchemars de Viktor Dyk jr ne sont liés qu’au sentiment confus que sa mère a bien été assassinée par son père présumé, ce qui en fait un personnage à la Hamlet  ; ce dernier point est compatible avec son obsession pour les cimetières abandonnés. Comme Hamlet, Viktor Dyk jr chercherait le spectre de son père véritable – lequel n’est peut-être pas mort d’une grippe naturelle – non pas pour se venger mais pour trouver enfin une ligne de conduite. Que Lebeda et Dyk se comprennent parfaitement sur ces points, quoiqu’à demi-mots, lors de leur déjeuner.

[10Bohumil Hrabal, Něžný barbar, Odeon, 1990, p. 12.

[11Si l’on nous autorise cette analogie simple, ce n’est pas le séquençage du génome humain qui permet de mieux comprendre l’homme en tant que tel.

[12Il faudrait ici affiner l’analyse et distinguer entre deux catégories de «  lecteurs-limiers  » (LL) – ce qui n’est pas sans effet de feed-back sur nos propres déductions ci-dessus : ceux qui s’en tiennent à une lecture purement normative (LL1) et qui s’interdisent la lecture «  créative  » (fabrications d’hypothèses ou de faits nouveaux) et ceux (LL2) plus audacieux et moins nombreux qui pratiquent la lecture performative et viennent pour ainsi dire apporter leur concours à l’auteur

[13À moins bien sûr de les analyser dans la perspective du «  lecteur-limier  », auquel cas ils regagnent un intérêt évident et suscitent des questions du type : dans quelle mesure ces cauchemars font-ils avancer l’intrigue  ? Plus radicalement encore : Et si tout le roman n’était que l’extension des cauchemars de Viktor Dyk jr  ? Lecture hamletienne etc.

[14Du point de vue de l’effet comique, on ne peut s’empêcher de penser à une des scènes finales de E la Nave va de Federico Fellini où une passagère sur le pont d’un bateau manifestement en carton-pâte contemple un soleil couchant non moins en toc sur un mer de plastique et s’exclame : «  Quelle merveille  ! On dirait qu’elle est fausse  !  ». «  Che meraviglia, pare finto  !  » E la nave va. Milano : Longanesi, 1983, p.57.

[15Paradoxalement, la lecture de Classé sans suite donne l’impression que l’Auteur disposait lui d’un tel manuel d’écriture et qu’il s’est ingénié à en pousser les instructions jusqu’à l’absurde. C’est en tout cas la thèse brillamment soutenue par Petr Buřil. Prosopographie et onomastique chez Patrik Ouředník, Chomutov-Nouallaguet, éd. du Franc-Dire, 2009, p . 463.

[16Philippe Hamon, «  Pour un statut sémiologique du personnage  », in Poétique du récit, Seuil Points, p.115.

[17Le LL2 pourrait ajouter comme en filigrane des autres avatars un quatrième, le spectre des rêves de Viktor Dyk jr.

[18Son patronyme n’a pas été choisi au hasard, c’est celui d’un célèbre écrivain tchèque, comme le précise la note p. 56. Il y a d’autres patronymes plus au moins connus du lecteur tchèque dans le roman sans que l’on puisse toujours en faire une clé d’interprétation : Pelán/Penál (metamorphosé en Pélade/ Pelade dans la traduction française pour restituer le jeu de mot), italianisant renommé et professeur émérite à l’Université libre de Nouallaguet, Jiří Svěrák (Benedikt Sverak), fameux musicien de jazz, Vít Houška (Houska), éditeur pragois, Alessandro Catalano et Michael Stavaric, traducteurs de l’oeuvre ourednikienne en italien et en allemand, Tonda Kubelík (Kubelik), archéologue et dissident notoire d’avant la Chute du Mur, etc., pour de plus amples développements v. Petr Buřil, op. cit. p. 44-64

[19«  Jésus, je le vis en play-boy, Lao-tseu, en vieux garçon lâché par ses glandes  ». Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, trad. fr. p. 57.

[20V. Petr Buřil, op. cit. passim, notamment le chapitre II.

[21Dans un entretien à propos d’Ad acta donné à une revue tchèque, il déclarait : «  Comment écrire sur rien  ? Qu’est-ce rien  ? Un vacuum rempli du langage au sens propre comme au sens figuré. L’illusion d’une existence digne d’être exprimée, l’illusion d’une histoire digne d’être racontée, l’illusion d’une cohérence digne d’être démontrée. La vie humaine dans ses trois formes : j’existe (existence), je progresse d’un point à un autre (histoire), un sens s’en dégage (cohérence). Ce livre-là aurait pu aussi bien s’intituler Si seulement  ». Labyrint, 19-20, 2007.