Patrik Ourednik, Classé sans suite
Isabelle Rüf
Le Temps, 12 mai 2012
Un vieillard misanthrope, pédophobe et malfaisant, Viktor Dyk, est la pièce centrale d’un puzzle lacunaire, le pivot autour duquel tournent les autres pions d’un jeu d’échecs aux règles obscures. Le premier chapitre de Classé sans suite est d’ailleurs le plan, impénétrable pour le profane, d’une partie historique, comme on l’apprend dans la très utile bien que tout aussi égarante postface de Jean Montenot. Patrik Ourednik, auteur tchèque vivant en France depuis 1984, a traduit Vian, Queneau, Jarry, Beckett, Michaux et Rabelais. On s’étonne que Perec ne figure pas à son palmarès tant ils semblent avoir d’affinités. Ourednik est l’auteur d’une roborative Europeana. Brève histoire du XXe siècle (Allia, 2004), une mise à plat des horreurs et des absurdités du siècle sans hiérarchie ni jugement. Classé sans suite emprunte la forme du roman policier mais pour mieux la subvertir.
« Lecteur ! », est-il dit au chapitre XXIV, « Notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l’impression que l’action stagne ? […] Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous ; les chances sont égales. » A vous de jouer. Le pacte de lecture garantit un « retour sur investissement » : les dividendes ne sont pas ceux du polar classique – qui a tué qui, pourquoi, où, quand – et le lecteur a beaucoup de travail s’il veut démêler cette pelote de vieux crimes, de vieillards suicidés, de jeunes femmes violées et/ou poignardées, de pères putatifs. L’auteur multiplie les fausses pistes, les indices trompeurs, les digressions, les incises. Il est question de l’ex- Tchécoslovaquie, de la collaboration et de la Résistance, de l’ère communiste et de sa rhétorique, de la délation considérée comme un sport national. Face au hargneux et salace Viktor Dyk, le corpulent inspecteur chef Vilém Lebeda semble d’une exquise politesse. Il suit ses enquêtes avec un dilettantisme troublant, et consacre tous ses efforts à l’élucidation d’un assassinat vieux de quarante ans. Les autres figures jouent des rôles modestes : ce crétin de Viktor Dyk jr, une brochette de vieux plus ou moins séniles, un détective privé au service de Viktor Dyk.
Parmi les grands moments de bonheur qu’offre ce livre vertigineux, on retiendra le résumé du roman de Viktor Dyk, les conditions de son élaboration et sa publication ; les citations bibliques inventées par ce même Viktor Dyk, dont un des derniers plaisirs est d’égarer les touristes en quête de renseignements ; les réflexions de l’auteur sur la « bêtise tchèque », à portée universelle ; les éléments de prose politique.
Dans le recueil de poèmes, Silence aussi, souffle la même ironie, elliptique, cynique, avec des éclairs de tendresse et/ou de désespoir. Il y a du Michaux dans la violence et l’incongru de ces textes brefs et élégants. « Lecteur, prends garde ! Ne mange pas ce livre ! » y est-il écrit dans « Journal d’un médecin » : la mise en garde ne vaut pas pour ceux d’Ourednik, c’est dévorer qu’il les faut.