Traité de bon usage de vin lequel est grand & perpétuel pour ébaudir l’âme & le corps & contre diverses maladies de membres extérieurs & intérieurs composé au profit d’enlumineurs de museaux par Maître Alcofribas, l’architriclin du Grand Pantagruel.Ce traité est tiré des livres du médecin et éminent savant Rabelais à Lyon, afin que tout être de raison, lisant ou entendant, se réjouisse grandement. Afin que si bel esprit, loin de tomber dans l’oubli, profite aux hommes et soit l’honneur des Tchèques, cet ouvrage est publié par Martin Carchesius, clerc du chancelier de Prague, en l’an de grâce MDCXXII.
Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio
© Editions Volvox Globator, Prague, 1995, pour l’édition originale et l’appareil critique.
© Editions Allia, Paris, 2009, pour la traduction française.
Note de la traductrice
La proposition était hors du commun : traduire du tchèque en français un inédit de Rabelais et, de surcroît, du tchèque du début du XVIIe siècle. Idée excitante, certes, mais dans quel français traduire – celui du siècle de Rabelais, celui de notre siècle, ou encore un français intermédiaire, sorte de translation ou de traduction rendant le texte accessible au lecteur contemporain sans en gommer tous les traits anciens ?
La première solution, qui aurait fait de ce travail un amusant jeu linguistique, présentait le risque de tirer la traduction vers un dangereux pastiche – n’est pas Rabelais qui veut.
La deuxième option risquait, quant à elle, de banaliser le texte, de le vider de la saveur particulière qu’on connaît au texte rabelaisien.
Voilà pourquoi le parti pris stylistique le plus adapté m’a paru se situer à mi-chemin : une langue compréhensible par tous, mais portant l’écho de la syntaxe et du vocabulaire rabelaisiens – ce que, nous semble-t-il, “l’original” tchèque avait lui-même conservé. C’est d’ailleurs le parti pris qu’a adopté Guy Demerson, l’auteur de l’édition bilingue de Gargantua et Pantagruel aux éditions du Seuil.
Les notes de bas de page reprennent en majeure partie l’appareil critique de l’édition tchèque.
Marianne Canavaggio
Des bonnes moeurs du matin
Une âme folâtre est grande salubrité : le buveur de bonnes mœurs sait s’en souvenir. Un vin exquis, bu tripe creuse, [1] renouvelle les forces à ceux qui pratiquent assidûment le temps du hibou ; c’est pourquoi Hippocrate évoque le vin de singe éveillant la gaieté, [2] le vin de porc facilitant le vomissement, [3] le vin de lion seyant aux natures querelleuses, le vin d’agneau conférant des mœurs modérées. Holà ! Frères au nez poché ! Gardez cela en mémoire : il n’est jamais trop tôt pour boire. C’est pourquoi il convient, dès potron-minet, de se rincer le museau, de s’humecter les poumons, de se laver les tripes : ainsi vous serez fringants et ingambes ; je n’y suis pour rien.
Le vin vous donnera le jour durant des selles fermes et assurées, que le sage Epistémon [4] nomme papales, car elles sont par nature infaillibles. Qui au contraire boit dès le matin de l’eau ou quelque liquide analogue sera ramolli et cul-pendant jusqu’aux ultimes heures vespérales ; et il se couchera en sueur et aura des cauchemars. Et au contraire qui boit du vin aura la conscience tranquille et l’esprit paisible jusqu’au crépuscule ; et ainsi jour après jour et derechef.
Et le vin vous donnera pisse saine et rose, veloutée comme bois de cerf. Alors que les buveurs d’eau l’auront trouble et soufrée.
Et le vin vous donnera une verge puissante et belle, que vous brandirez à volonté et observerez avec contentement. Alors que les buveurs d’eau l’auront pleine de bulles et de hoquets.
Et le vin vous mettra la gaieté aux lèvres et vous chanterez à plein poumon l’antique chanson :
Bois du vrai, frère, bois, bois.
Bois, frère, bois encore.
Bois du vrai, frère, bois, bois.
Bois encore, frère, bois.
Mais qui boit de l’eau dépérira sans joie.
Et je vous le dis, le vin renforcera fameusement le ventre et les bras musculeux, et vos jambes seront telles des mâts de vaisseau ; et au contraire les buveurs d’eau seront alanguis, inaptes à soulever un fléau.
De la nocuité de l’eau et des femmes
Sachez cependant qu’il ne faut pas mêler le vin avec des éléments autres que ceux susnommés et qu’il y a lieu de craindre le pire à agir autrement. Le premier de ces éléments terribles est l’eau, laquelle, comme il sera démontré, menace souvent la vie. Mais il est des paltoquets qui versent de l’eau sur le marc en disant : vin de marc. Tudieu ! Par cet acte horrifique ils provoquent la grattelle, [5] la pépie, [6] les scrofules et la courante. D’autres versent de l’eau dans des tonnelets et cruchons sans mot dire ; que ces oiseaux funestes servent de repas aux corbeaux ! Songez à Godefroy de Bouillon [7] qui ordonna à la veille d’une bataille qu’on envoie aux mahométans une coupe de vin ondoyé : ayant perdu toute vigueur, ces derniers furent massacrés sans résistance aucune.
Le deuxième de ces éléments est la gent féminine en mal de bonnet de nuit qui ne recule devant rien pour conduire les buveurs émérites devant l’autel. Force anecdotes épouvantables circulent sur des harpies de cette espèce qui mirent le grappin sur un homme et la grappe lui interdirent ; c’est pourquoi les très zélés prévôts de la confrérie des buveurs ne songent jamais au mariage, car comme disent les plus avisés : le vin comble la femme quand l’homme en boit, [8] et c’est tant vrai qu’il n’a besoin pour ce faire ni de bonnet de nuit, ni de cornes.