Un aller-retour pour maître Alcofribas (Olga Spilar)

Publié le samedi  10 mars 2012
Mis à jour le vendredi  3 février 2017

Un aller-retour pour maître Alcofribas
(préface au Traité de bon usage de vin)

Le Traité de bon usage de vin, dont l’original reste à découvrir, [1] fut publié en tchèque dans la traduction de Martin Kraus de Krausenthal, nommé Carchesius en latin, en 1622, c’est-à-dire une dizaine d’années après la mort de ce dernier. Son édition tchèque moderne [2] à laquelle puise la nôtre a été établie à partir de l’un des trois exemplaires connus, conservé à la Bibliothèque du Musée National à Prague [3]. L’édition de 1995 constitue la seconde réédition du texte. Une version légèrement écourtée a été publiée sous le titre de Traité plaisant de bon usage de vin dans La Revue du Musée du Royaume de Bohême en 1857 [4] par les soins de Václav Lebenský [5].

Nous savons peu de choses sur la vie de Martin Carchesius. La source d’informations principale est constituée par la correspondance qu’il a entretenue dans les années 1602-1610 avec Jan Campanus Vodňanský [6], professeur de grec et latin à l’Université de Prague.

Carchesius était originaire de Jablonné nad Orlicí, il était né au début des années quarante du XVIe siècle. Dans les années 1564-1600 il servit au Bureau des écritures de la Vieille Ville à Prague. Peu après il s’installa à Olomouc. Quand il mourut en 1612 ou 1613, il était un homme opulent ; son fils Tobiáš, également employé au Service des écritures de l’administration municipale de Prague, reçut en héritage “trois maisons en bon état”.

Pour autant qu’on sache, la seule réalisation d’ordre littéraire à laquelle s’adonna Carchesius fut la traduction. De son vivant fut publié “traduit de la langue allemande en tchèque” Le livre décrivant l’état et l’ordre de la ville afin de les sauvegarder durablement en leur substance (1602, sans mention d’auteur), puis l’écrit d’un médecin originaire de Mayence, Ferdinand Hesse, juif de naissance et prosélyte enflammé du christianisme, La nouvelle et très utile démonstration que Jésus Christ est Fils de Dieu et de la Vierge Marie, bénie entre toutes les femmes, le premier messie promis et envoyé (1603) et la traduction particulièrement réussie d’un original en langue allemande paru en 1587, L’Histoire de la vie du docteur Iohan Faustus, nécromant renommé, de ses notules diaboliques et sortilèges ainsi que de sa mort horrible, de ses écrits posthumes comme avertissement exemplaire pour les insolents et mécréants (1611).

Devons-nous considérer le Traité publié de façon posthume comme une traduction, une adaptation ou une variation sur un thème rabelaisien ? Le titre tchèque parle clairement pour l’existence d’un original (“...tiré des livres du médecin et éminent savant Rabelais à Lyon”). Václav Lebenský ne doute pas de la paternité de Rabelais, mais il suppose que le texte est une traduction de l’allemand : Carchesius a traduit quelques autres titres de l’allemand et, a contrario, sa connaissance du français n’est pas avérée. Mais son ignorance du français ne l’est pas davantage – tout du moins savons-nous qu’outre l’allemand, Carchesius connaissait “les langues latine et autres”.

L’hypothèse d’une “variation sur un thème rabelaisien”, esquissée en son temps par N. S. Troubetskoï [7] et reprise par A. L. Carbone [8] corrélativement à la publication italienne récente du texte [9], se révèle peu convaincante. En effet les livres de Rabelais n’étant pas connus dans la société érudite tchèque du début du XVIIe siècle, une référence mystificatrice à Rabelais serait tombée à plat. Bien au contraire, le Traité est la première trace tchèque de l’existence de l’auteur ; les traductions partielles de Gargantua et Pantagruel ne seront publiées qu’à l’extrême fin du XIXe siècle.

Olga Spilar


[1Cf. à ce propos notamment : A. Lefranc, « Les dates de publication du Pantagruel et des premiers ouvrages de Rabelais », Revue des études rabelaisiennes, Tome IX, Champion, Paris, 1911 ; J. Plattard, Etat présent des études rabelaisiennes, Belles Lettres, Paris, 1927 ; A. Boyer, « Les imitateurs de Rabelais avant le XVIIIe siècle », Travaux d’Humanisme et de Renaissance, 144 (Etudes rabelaisiennes XIII), Droz, Genève, 1976 ; L. Spiritu, « Le problème de l’authenticité du Cinquième Livre », ibid.

[2Ed. Volvox Globator, Prague, 1995, édition établie et annotée par P. Ouředník.

[3Sous la cote 29 G 23. La page de titre manque, la reliure date probablement de la fin du XVIIIe siècle. Le deuxième exemplaire se trouve à la Bibliothèque scientifique d’Etat à Olomouc, le troisième à la Bibliothèque universitaire d’Innsbruck en Autriche.

[4XXXI, 2. Le chapitre « Lamentation » est supprimé ainsi que les vers finaux du chapitre « Des autres éléments nuisibles » et les deuxième, troisième et quatrième paragraphes du chapitre « Des bienfaits du matin ».

[5Dans son introduction Lebenský note : “Voici une preuve supplémentaire de la bonhomie du peuple tchèque : en dépit de cette tornade historique il trouva en soi assez d’humour pour être diverti par la traduction de cet opuscule plaisant qui avait cheminé des lointains Français jusqu’à lui. Mais c’est également une preuve du besoin urgent d’un peuple opprimé de vivre pleinement la vie entière, matérielle et spirituelle et de rire de tout ce qui opprime la vie”. La « tornade historique » fait allusion à la bataille dite « de la Montagne blanche » de 1620 où la défaite des protestants tchèques face à l’armée de l’empereur d’Allemagne se solde par le rattachement du Royaume de Bohême aux Etats héréditaires des Habsbourg.

[6Il a été conservé cinq lettres de Carchesius à Vodňanský et deux de Vodňanský à Carchesius. Elles ont été éditées par František Brožík en 1883 dans la revue Ruch (Mouvement), VII, 2.

[7« Čeština a němčina v čase prvních překladů » (« Le tchèque et l’allemand au temps des premières traductions »), in Slovo a slovesnost, I, Prague, 1935, cité par P. Ouředník dans « Faustovský Pantagruel » (« Un Pantagruel faustien »), Souvislosti, 62, Prague, 1997.

[8French Studies Bulletin, XXVIII (104), Oxford, 2008.

[9In Rabelaisiana, Duepunti Edizioni, Palermo, 2008.